Ghislaine | Page 8

Hector Malot
vue.
Où?
Elle n'était point de ces petites bourgeoises mondaines qui, à dix-huit
ans, ont été partout; en vraie fille du monde où les traditions sont une
religion, elle n'avait été nulle part! les offices à Saint-François-Xavier,
quand parfois elle passait un dimanche à Paris; quelques rares visites
chez des parentes à qui elle avait des devoirs à rendre, en janvier ou à
de certains anniversaires; en mai, des séances d'étude au Salon depuis
qu'elle travaillait la sculpture, et c'était tout; il lui était donc facile de

remonter dans ses souvenirs en se demandant où elle avait vu «l'homme
de son monde qu'elle accepterait pour mari et qui pouvait prétendre à sa
main».
Évidemment, elle n'avait pas à chercher au Salon. Jamais personne n'y
avait fait attention à elle. Tout d'abord, elle en avait été mortifiée,
s'imaginant qu'elle valait bien un regard; mais elle n'avait pas tardé à
comprendre que ceux qui ne la connaissaient pas n'allaient pas accorder
ce regard à une fille simplement habillée, que pour le costume on
pouvait prendre pour une jeune femme de chambre accompagnant sa
maîtresse, plutôt que pour une fille de grande maison accompagnée de
sa gouvernante.
C'est donc seulement dans des visites qu'elle avait pu se rencontrer avec
ce mari, et parmi les jeunes hommes qui semblaient réunir les qualités
dont parlait son oncle, elle n'en trouvait qu'un, un seul qui les eût
toutes,--celles-là et beaucoup d'autres qu'elle était disposée à lui
reconnaître,--le comte d'Unières. En tout elle ne l'avait pas vu trois fois,
et ils n'avaient pas échangé dix paroles; mais certainement il était le
seul qui fût l'incarnation vivante de l'être idéal dont elle avait si souvent
rêvé.
Pourquoi? En quoi? Elle eût été bien embarrassée de le dire, ne sachant
rien ou presque rien de lui, mais enfin elle sentait qu'il en était ainsi.

IV
C'était une règle, établie que Ghislaine se coucha tous les soirs à neuf
heures et demie. Mais ce jour-là, si elle entra dans sa chambre à l'heure
réglementaire, ce ne fut pas pour se mettre au lit. Elle était trop agitée
pour penser à dormir, et après avoir fait le voyage de Paris à Chambrais
sous les regards curieux de lady Cappadoce qui ne la quittaient pas, elle
avait besoin d'être libre pour réfléchir: sa porte close, elle l'était.
Jusqu'à quinze ans, elle avait habité sa chambre d'enfant, à côté de sa
gouvernante, au premier étage. Mais alors son oncle avait voulu qu'elle
prit l'appartement de sa mère, qui se composait de quatre pièces au
rez-de-chaussée, dans l'aile droite du château: un petit salon, une
chambre à coucher qui était immense avec six fenêtres, deux sur la cour
d'honneur, deux sur l'avant-cour et deux sur les jardins; un vaste cabinet
de toilette avec salle de bain, et un autre cabinet où couchait une femme
de chambre.

Lady Cappadoce s'était opposée à ce changement qui lui semblait
amoindrir son autorité; mais c'était justement en vue de cet
affaiblissement d'autorité que M. de Chambrais avait imposé sa volonté.
Ne fallait-il pas préparer l'enfant à l'émancipation? Pour cela le mieux
était de l'habituer à une certaine liberté. Chez elle, dans l'appartement
qu'avaient toujours habité les princesses de Chambrais depuis deux
cents ans, Ghislaine n'était plus une petite fille.
Une fois dans sa chambre, Ghislaine commença par éteindre sa lampe,
puis ouvrant une des fenêtres qui donnent sur les jardins, elle resta à
rêver en laissant sa pensée se perdre dans les profondeurs du parc
qu'éclairait la pleine lune.
Respectueux de la tradition, les princes de Chambrais n'avaient apporté
aucun changement aux dispositions primitives de leur château et de leur
parc: tels ils les avaient reçus de leurs pères, tels il les avaient
conservés. Chaque fois que les dégradations du temps l'avaient exigé,
ils avaient fait réparer le château, mais sans jamais accepter des
restaurations plus ou moins savantes qui auraient altéré son caractère.
De même, pour le mobilier, ils avaient changé les étoffes toutes les fois
qu'elles s'étaient trouvées usées, mais toujours en respectant l'harmonie
de l'ensemble: ainsi, le meuble de la chambre de Ghislaine, qui dans
son neuf, sous Louis XIV, était en velours de Gênes, avait été recouvert
de velours à parterre sous Louis XVI et de nouveau en velours de
Gênes lorsque plus tard celui-ci avait repris son ancien nom.
Dessinés par Le Nôtre, les jardins et le parc qui leur faisait suite
n'avaient jamais subi les embellissements des paysagistes, et tandis
qu'on voyait à Versailles le bassin de l'île d'Amour devenir le jardin du
Roi, aux Tuileries les vieux parterres se moderniser, Chambrais restait
ce qu'il avait toujours été avec ses avenues droites, ses arabesques de
gazon et de buis, ses charmilles en portiques, ses ifs et ses cyprès taillés,
ses pièces d'eau, ses bassins, ses escaliers, ses terrasses, ses balustres,
ses vases de
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