Gertrude et Veronique | Page 5

André Theuriet
verrier. Elle avait la spontanéité, la fierté, les colères violentes de cette race ardente et chevaleresque dont les types étranges tranchent si vivement sur le fond vulgaire et effacé des populations meusiennes.--Venus, dit-on, de la Normandie, les gentilshommes verriers étaient établis en Argonne depuis un temps immémorial. On les y trouve déjà installés sous le règne de Philippe le Bel, qui, par lettre royale datée de 1314, déclara que les gentilshommes de Champagne travaillant aux verreries ne dérogeaient pas à la noblesse. Ce privilège fut confirmé plus tard par Henri III, et Henri IV lui-même ne dédaigna pas de s'occuper des verriers. La manière dont ils lui furent présentés mérite d'être rappelée.--C'était au commencement de mars 1603, et le roi se rendait à Metz avec Marie de Médicis; comme on descendait la c?te des Chalaides, au sortir de Sainte-Menehould, plusieurs gentilshommes débouchèrent de la lisière du bois et coururent au-devant de la voiture. ?Qui sont ces gens-là? demanda le roi.--Sire, répondit le postillon, ce sont des souffleurs de bouteilles...? Le Béarnais se mit à rire; les mauvaises langues prétendent même qu'il se permit sur leur compte une plaisanterie assez salée. La voiture ne s'arrêta pas, car il tombait une petite pluie fine, il mousinait, comme on dit dans le pays, et on avait déjà perdu beaucoup de temps à écouter la harangue des notables de Sainte-Menehould; mais Henri IV fit prendre les placets des verriers, et peu de jours après leur accorda de nouvelles lettres patentes.
Ces gentilshommes, demi-artistes et demi-aventuriers, avaient été sans doute attirés dans l'Argonne par les ressources nombreuses que le pays offrait à leur industrie. Un sable pur y foisonnait dans les bruyères, et les bois, peu exploités, donnaient le charbon à discrétion. Eu outre, les retraites giboyeuses des défilés, les eaux poissonneuses de la Biesme, étaient faites pour retenir des gens qui aimaient la bonne chère et avaient toujours eu du sang de braconniers dans les veines. La forêt leur plaisait et ils y prospérèrent. Dès 1530, Nicolas Volcyr, historiographe de Lorraine, vantait ?les belles voirrières des boys d'Argonne.? Le dix-septième siècle fut leur age d'or. Colbert avait augmenté leurs privilèges et assuré leur monopole. Ils inondaient de leurs bouteilles la Lorraine, la Champagne et la Bourgogne, gagnaient gros et dépensaient d'autant, faisant chère lie, menant grand train et ayant nombreuse lignée. Les a?nés succédaient au chef de famille dans la direction de la verrerie, les cadets ne rougissaient pas de leur servir d'ouvriers; quelques-uns cependant devenaient gens d'épée ou gens d'église; l'un d'eux, Nicolas de Condé, fut de la Compagnie de Jésus et pronon?a une oraison funèbre du roi Louis XIII. Les filles épousaient des verriers du voisinage ou se faisaient religieuses. Dédaignés de la noblesse territoriale, qui raillait leurs occupations manuelles et les appelait des gentilshommes de verre[1], ils se tenaient fièrement à l'écart, ne frayant qu'avec leurs confrères, et rendant avec usure aux bourgeois les mépris hautains des nobles familles du voisinage.
La révolution de 1789 porta un rude coup à leur prospérité en anéantissant leur monopole. Mais aujourd'hui encore ils ont en grand mépris les roturiers, qu'ils tiennent à distance et qu'ils appellent des sacrés-matins; ils ne se marient guère qu'entre eux, et la fille d'un gentilhomme verrier ferait plut?t d'un bourgeois son amant que son mari. La plupart vivent très pauvrement et ont adopté les moeurs et le costume des paysans au milieu desquels ils habitent; quelques-uns, fatigués de leur oisiveté, ont pris du service et sont devenus de bons officiers.
C'était ce qu'avait fait le capitaine Jacques de Mauprié, père de Gertrude; mais ses efforts pour tirer sa famille de l'ornière n'avaient pas réussi. Il était mort trop t?t, et Gertrude, confiée aux soins de sa tante, était précisément tombée dans ce milieu d'où le capitaine avait si énergiquement cherché à sortir. Comme on l'a vu plus haut, la veuve de Mauprié, qui vivait maigrement d'une rente viagère de deux mille francs, avait accueilli sa nièce sans enthousiasme, et la vie que l'orpheline menait à Lachalade était des plus pénibles. Sa nature expansive et affectueuse était sans cesse refoulée et froissée, tant?t par la rudesse de Gaspard ou les méchancetés de Reine et d'Honorine, tant?t par les glaciales rebuffades de la veuve. Un seul membre de la famille, Xavier, lui avait toujours montré de la sympathie.
Xavier de Mauprié venait d'entrer dans sa vingt-troisième année. Il avait été élevé jusqu'à dix-huit ans au petit séminaire de Verdun, et sa première impression, à son retour au logis, fut la vue de cette charmante cousine de quatorze ans qui lui sauta au cou le plus gentiment du monde. Madame de Mauprié avait eu l'espoir qu'il entrerait dans les ordres; mais la vocation ne venant pas, Xavier s'en retourna à Lachalade sans avoir une idée arrêtée au sujet d'une carrière quelconque. La famille était trop pauvre
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