de vous rappeler
que je suis depuis trois ans le meilleur ami de votre maison.
--Vous pouvez dire le seul; personne au monde, ne vous démentira.
--L'honneur de votre nom m'est aussi cher qu'à vous, et si....
--C'est bon! c'est bon!
--N'oubliez pas que la vie de Mme la duchesse est en danger; que je
réponds de la sauver, pourvu que vous m'en fournissiez les moyens.
--Que diable! c'est à vous de me les fournir! Vous me parlez depuis une
heure comme le péripatéticien du Mariage forcé. Au fait! docteur, au
fait!
--M'y voici. Avez-vous jamais rencontré dans Paris le comte de
Villanera?
--Les chevaux noirs?
--Précisément.
--Le plus bel attelage de Paris!
--Don Diego Gomez de Villanera est le dernier rejeton d'une grande
famille napolitaine transplantée en Espagne sous le règne de
Charles-Quint. Sa fortune est la plus grande de toute la Péninsule; s'il
cultivait ses terres et s'il exploitait ses mines, il se ferait deux ou trois
millions de revenu. En attendant, il a quatorze cent mille francs de rente,
un peu moins que le prince Ysoupoff. Il a trente-deux ans, une jolie
figure, une éducation exquise, un caractère honorable....
--Ajoutez: Et Mme Chermidy.
--Puisque vous savez cela, vous m'abrégez le chemin. Le comte, pour
des raisons qui seraient trop longues à déduire, veut quitter Mme
Chermidy et se marier, suivant son rang, dans une des familles les plus
illustres du faubourg. Il recherche si peu la fortune, qu'il assurera à son
beau-père cinquante mille francs de rente. Le beau-père qu'il désire,
c'est vous; il m'a chargé de sonder vos dispositions. Si vous dites oui, il
viendra aujourd'hui même vous demander la main de mademoiselle
votre fille, et le mariage sera fait dans quinze jours.»
Pour le coup, le duc sauta à bas du lit et regarda le docteur entre les
deux yeux:
«Vous n'êtes pas fou? lui dit-il; vous ne vous moquez pas de moi? Vous
ne pouvez pas oublier que je suis le duc de La Tour d'Embleuse et que
j'ai le double de votre âge? est-ce bien vrai ce que vous m'avez dit?
--La vérité toute pure.
--Mais il ne sait donc pas que Germaine est malade?
--Il le sait.
--Mourante?
--Il le sait.
--Condamnée?
--Il le sait.»
Un nuage passa sur la figure du vieux duc. Il s'assit au coin de la
cheminée froide sans s'apercevoir qu'il était presque nu; il appuya les
coudes sur ses genoux et serra sa tête entre ses mains.
«Cela n'est pas naturel, reprit-il. Vous ne m'avez pas tout dit, et M. de
Villanera doit avoir quelque motif secret pour demander la main d'une
morte.
--En effet, répondit le docteur. Mais veuillez vous remettre au lit. C'est
tout une histoire à raconter.»
Le duc revint se pelotonner sous la couverture. Ses dents claquaient de
froid et d'impatience, et il attachait ses petits yeux sur le docteur avec la
curiosité inquiète d'un enfant qui regarde ouvrir une boite de bonbons.
M. Le Bris ne le fit pas attendre.
«Vous savez, lui dit-il, quelle est la position de Mme Chermidy?
--Veuve consolable d'un mari qu'on n'a jamais vu!
--J'ai rencontré M. Chermidy il y a trois ans, et je vous réponds que sa
femme n'est pas veuve.
--Tant mieux pour lui! Peste! mari de Mme Chermidy! c'est une
sinécure qui doit rapporter de beaux appointements!
--Voilà comme on fait des jugements téméraires! M. Chermidy est un
honnête homme, et même un officier de quelque mérite. Je ne crois pas
qu'il soit parti de bien haut; à trente-cinq ans, il était dans la marine
marchande, capitaine au long cours. Il obtint d'être embarqué sur un
navire de l'État, comme enseigne auxiliaire, et, après deux ans de
services, le ministre lui signa un brevet d'officier. C'est en 1838 qu'il
mit son coeur et son épaulette aux pieds d'Honorine Lavenaze. Elle
avait pour tout bien ses dix-huit ans, les grands yeux que vous savez,
un bonnet d'Arlésienne qui la coiffait à ravir et une ambition sans
limites. Elle n'était pas, à beaucoup près, aussi belle qu'aujourd'hui. Je
sais de sa propre bouche qu'elle était sèche comme un coup de bâton et
noire comme un petit corbeau. Mais elle était en vue, et partant
souhaitée. Elle régnait au comptoir d'un bureau de tabac, et, depuis le
préfet maritime jusqu'aux élèves de deuxième classe, toute l'aristocratie
nautique de Toulon venait fumer et soupirer autour d'elle. Mais rien ne
put faire tourner cette forte tête, ni la vapeur de l'encens, ni la fumée du
cigare. Elle s'était juré d'être sage jusqu'à ce qu'elle eût trouvé un mari,
et nulle séduction ne la fit démordre de sa vertu. Les officiers l'avaient
surnommée Croquet pour sa dureté; les bourgeois l'appelaient Ulloa,
parce qu'elle était assiégée par la marine française.
Les épouseurs sérieux ne lui manquaient pas; on en trouve
abondamment dans
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