Georges | Page 9

Alexandre Dumas, père
ainsi
que nous l'avons dit, la Néréide, n'est plus qu'une masse inanimée; elle
déploie ses voiles, et profitant de ce qu'elle a échappé presque saine et
sauve à toute cette destruction qui s'arrête à elle, elle essaye de prendre
chasse, afin d'aller se remettre sous la protection du fort.
Aussitôt le capitaine Bouvet ordonne à la Minerve et à la Bellone de se
réparer et de se remettre à flot. Duperré, sur le lit ensanglanté où il est
couché, a appris tout ce qui s'est passé: il ne veut pas qu'une seule
frégate échappe au carnage; il ne veut pas qu'un seul Anglais aille
annoncer sa défaite à l'Angleterre. Nous avons Trafalgar et Aboukir à
venger. En chasse! En chasse sur l'Iphigénie!
Et les deux nobles frégates, toutes meurtries, se relèvent, se redressent,
se couvrent de voiles et s'ébranlent, en donnant l'ordre au Victor
d'amariner la Néréide. Quant au Ceylan, il est si mutilé lui-même, qu'il
ne peut quitter sa place avant que le calfat ait pansé ses mille blessures.
Alors de grands cris de triomphe s'élèvent de la terre: toute cette
population qui a gardé le silence retrouve la respiration et la voix pour

encourager la Minerve et la Bellone dans leur poursuite. Mais
l'Iphigénie, moins avariée que ses deux ennemies, gagne visiblement
sur elles; l'Iphigénie dépasse l'île des Aigrettes; l'Iphigénie va atteindre
le fort de la Passe; l'Iphigénie va gagner la pleine mer et sera sauvée.
Déjà les boulets dont la poursuivent la Minerve et la Bellone n'arrivent
plus jusqu'à elle et viennent mourir dans son sillage, quand tout à coup
trois bâtiments paraissent à l'entrée de la Passe, le pavillon tricolore à
leur corne; c'est le capitaine Hamelin, parti de Port-Louis avec
L'Entreprenant, La Manche et l'Astrée. l'Iphigénie et le fort de la Passe
sont pris entre deux feux; ils se rendront à discrétion, pas un Anglais
n'échappera.
Pendant ce temps, le Victor s'est, pour la seconde fois, rapproché de la
Néréide; et, craignant quelque surprise, il ne l'aborde qu'avec
précaution. Mais le silence qu'elle garde est bien celui de la mort. Son
pont est couvert de cadavres; le lieutenant, qui y met le pied le premier,
a du sang jusqu'à la cheville.
Un blessé se soulève et raconte que six fois l'ordre a été donné
d'amener le pavillon, mais que six fois les décharges françaises ont
emporté les hommes chargés d'exécuter ce commandement. Alors le
capitaine s'est retiré dans sa cabine, et on ne l'a plus revu.
Le lieutenant Roussin s'avance vers la cabine et trouve la capitaine
Willoughby à une table, sur laquelle sont encore un pot de grog et trois
verres. Il a un bras et une cuisse emportés. Devant lui son premier
lieutenant Thomson est tué d'un biscaïen qui lui a traversé la poitrine; et,
à ses pieds, est couché son neveu Williams Murrey, blessé au flanc d'un
éclat de mitraille.
Alors, le capitaine Willoughby, de la main qui lui reste, fait un
mouvement pour rendre son épée; mais le lieutenant Roussin, à son
tour, étend le bras, et, saluant l'Anglais moribond:
--Capitaine, dit-il, quand on se sert d'une épée comme vous le faites, on
ne rend son épée qu'à Dieu!
Et il ordonne aussitôt que tous les secours soient prodigués au capitaine

Willoughby. Mais tous les secours furent inutiles: le noble défenseur de
la Néréide mourut le lendemain.
Le lieutenant Roussin fut plus heureux à l'égard du neveu qu'il ne
l'avait été à l'égard de l'oncle. Sir Williams Murrey, atteint
profondément et dangereusement, n'était cependant pas frappé à mort.
Aussi le verrons-nous reparaître dans le cours de cette histoire.

Chapitre III--Trois enfants
Comme on le pense bien, les Anglais, pour avoir perdu quatre
vaisseaux, n'avaient pas renoncé à leurs projets sur l'île de France; tout
au contraire, ils avaient maintenant à la fois une conquête nouvelle à
faire et une vieille défaite à venger. Aussi, trois mois à peine après les
événements que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur, une
seconde lutte non moins acharnée, mais qui devait avoir des résultats
bien différents, avait lieu à Port-Louis même, c'est-à-dire sur un point
parfaitement opposé à celui où avait eu lieu la première.
Cette fois, ce n'était pas de quatre navires ou de dix-huit cents hommes
qu'il s'agissait. Douze frégates, huit corvettes et cinquante bâtiments de
transport avaient jeté vingt ou vingt-cinq mille hommes sur la côte, et
l'armée d'invasion s'avançait vers Port-Louis, qu'on appelait alors
Port-Napoléon. Aussi, le chef-lieu de l'île, au moment d'être attaqué par
de pareilles forces, présentait-il un spectacle difficile à décrire. De tous
côtés, la foule accourue de différents quartiers de l'île, et pressée dans
les rues, manifestait la plus vive agitation; comme nul ne connaissait le
danger réel, chacun créait quelque danger imaginaire, et les plus
exagérés et les plus inouïs étaient ceux qui rencontraient
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