bras la laissa tomber sur l'angle d'une cheminée. Ce fut pour l'enfant
comme un éveil de la sensibilité. La venue du médecin, les sangsues, le
départ de la bonne, sont restés gravés dans sa mémoire. A quatre ans,
elle savait lire et elle récitait sans broncher ses prières, n'y comprenant
rien, sauf ces quelques mots qui la touchaient: «Mon Dieu, je vous
donne mon coeur.» C'était, assure-t-elle à distance, le seul endroit où
elle eût une idée de Dieu et d'elle-même. Le Pater, le Credo et l'Ave
Maria, qu'elle disait en français, lui étaient aussi inintelligibles que si
elle les eût appris en latin. Quant aux fables de La Fontaine, elles lui
étaient pareillement lettre close. A la réflexion, elle les juge trop fortes
et trop profondes pour le premier âge.
Sa douceur n'était pas exempte d'un certain entêtement ingénu. Un jour,
par exemple, au cours de la leçon d'alphabet, elle répondit à sa mère:
«Je sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B.» Et, comme elle épelait
toutes les lettres excepté la seconde, elle donna pour unique raison de
cette résistance opiniâtre: «C'est que je ne connais pas le B.» Le
véritable fond de son caractère était une propension à la rêverie.
«L'imagination, a-t-elle dit, c'est toute la vie de l'enfant.» Elle proteste
contre la doctrine de Jean-Jacques qui, dans l'Emile, veut supprimer le
merveilleux, sous prétexte de mensonge. Pour elle, l'impression fut très
douloureuse, la première année où s'insinua dans son esprit un doute
sur la réalité du père Noël. «J'avais, écrit-elle, cinq ou six ans, et il me
sembla que ce devait être ma mère qui mettait le gâteau dans mon
soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois,
et j'éprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit
homme à barbe blanche.»
Elle eut une affection très vive, très persistante pour ses poupées, et de
l'horreur pour un certain polichinelle, somptueusement costumé, mais
qui lui apparaissait comme un redoutable et malfaisant personnage.
Plus tard un goût analogue s'emparera d'elle, celui des marionnettes.
Elle leur élèvera un théâtre à Nohant et composera pour elles, en
collaboration avec son fils, de véritables comédies. Dès son plus jeune
âge, elle aimait se raconter à elle-même de longues et fantastiques
histoires. Sa soeur Caroline avait été mise en pension, sa mère était très
occupée par les soins du ménage. Aussi, pour qu'elle prît un peu l'air, la
plaçait-on volontiers dans la cour, entre quatre chaises, au milieu
desquelles il y avait une chaufferette sans feu, en guise de tabouret.
Aurore, ainsi emprisonnée, employait ses loisirs à dégarnir avec ses
ongles la paille des chaises, et grimpée sur la chaufferette, tandis que
ses mains étaient occupées, elle laissait errer son imagination. A haute
voix elle débitait les contes improvisés que sa mère appelait des
romans.
A de longs intervalles, son père revenait entre deux campagnes. La
maison s'emplissait de bruit et de gaîté. L'enfant entendait prononcer le
nom et raconter les victoires de l'Empereur. Un jour, à la promenade,
elle l'aperçut. Il passait la revue des troupes sur le boulevard. Sa mère
s'écria, toute joyeuse: «Il t'a regardée, souviens-toi de ça; ça te portera
bonheur!» Et George Sand ajoute dans l'Histoire de ma Vie: «Je crois
que l'Empereur entendit ces paroles naïves, car il me regarda tout à fait,
et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage pâle,
dont la sévérité froide m'avait effrayée d'abord. Je n'oublierai donc
jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun
portrait n'a pu rendre. Il était à cette époque assez gras et blême. Il avait
une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle était grise;
il avait son chapeau à la main au moment où je le vis, et je fus comme
magnétisée un instant par ce regard clair, si dur au premier moment, et
tout à coup si bienveillant et si doux.» Elle vit également le Roi de
Rome dans les bras de sa nourrice, à une fenêtre des Tuileries d'où il
riait aux passants. En apercevant Aurore, dont la physionomie lui plut
sans doute, il se mit à rire davantage et jeta de son côté un gros bonbon.
Malgré les signes de la gouvernante du Roi, le factionnaire qui était au
pied de la fenêtre ne voulut pas que le bonbon fût ramassé.
De ces temps éloignés George Sand avait conservé des souvenirs très
précis. Elle revoyait les jeux de son père qui, à table, pour la
désappointer, feignait de vouloir manger tout le plat de vermicelle cuit
dans du lait sucré, ou qui avec sa serviette faisait des figures de moine,
de lapin ou de pantin,--distraction familière aux mess de sous-officiers.
Cependant le bien-être et l'aisance ne régnaient pas à la
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