George Sand et ses amis | Page 5

Abert le Roy
à la seule pensée que cette modiste pourrait devenir sa bru et porter le nom presque seigneurial des Dupin. Mais il y avait plus. Victoire, éloignée de La Chatre, continuait d'écrire à Maurice, et quelles lettres! En ce point, elle était la digne émule de Thérèse Levasseur. Et George Sand, qui nous donne sur sa mère des renseignements qu'elle aurait pu et d? taire, souligne son manque d'instruction: ?C'est tout au plus si à cette époque elle savait écrire assez pour se faire comprendre. Pour toute éducation, elle avait re?u en 1788 les le?ons élémentaires d'un vieux capucin qui apprenait gratis à lire et à réciter le catéchisme à de pauvres enfants... Il fallait les yeux d'un amant pour déchiffrer ce petit grimoire et comprendre ces élans d'un sentiment passionné qui ne pouvait trouver de forme pour s'exprimer.? Cependant Maurice était conquis et subissait l'ascendant de cette nature inférieure. Il y a une histoire assez louche et assez répugnante au sujet de l'argent qu'elle lui avait prêté et qui venait du général. La restitution fut effectuée, mais péniblement, et Maurice est obligé de s'en expliquer avec sa mère: ?Tous les dons, dit-il, qu'elle lui avait emportés pour en manger le profit avec moi se réduisaient à un diamant de peu de valeur qu'elle avait conservé par mégarde, et qui lui avait été renvoyé avant même qu'elle conn?t ses plaintes et ses calomnies.? N'importe, il devait être infiniment douloureux pour madame Dupin que son fils f?t réduit à lui écrire: ?Je ne sais pas si je suis un des Grieux, mais il n'y a point ici de Manon Lescaut.? Devant la perspective d'une telle union, on ne peut que comprendre et approuver les résistances de la mère. Il faudra pourtant qu'elle finisse par céder, par consentir à un mariage que George Sand tache de justifier en recourant à de véritables paradoxes: ?Il va épouser une fille du peuple, c'est-à-dire qu'il va continuer et appliquer les idées égalitaires de la Révolution dans le secret de sa propre vie. Il va être en lutte dans le sein de sa propre famille contre les principes d'aristocratie, contre le monde du passé. Il brisera son propre coeur, mais il aura accompli son rêve.? En vérité, c'est employer de trop grands mots pour expliquer des misères. Et, dans ce conflit d'ordre sentimental, nos sympathies iront plut?t vers madame Dupin que vers Victoire Delaborde.
Durant bien des mois les tiraillements se prolongèrent. Maurice écrivait à sa mère, le 3 pluvi?se an X (février 1802): ?Je te jure par tout ce qu'il y a de plus sacré que V*** travaille et ne me co?te rien... Ne parlons pas d'elle, je t'en prie, ma bonne mère, nous ne nous entendrions pas; sois s?re seulement que j'aimerais mieux me br?ler la cervelle que de mériter de toi un reproche.? Aussi bien toutes les mercuriales de madame Dupin demeuraient impuissantes, et le pauvre Deschartres, chargé du r?le de Mentor, était berné sans vergogne, alors qu'il s'appliquait à tenir son ancien écolier sous sa férule. ?Un matin, raconte George Sand, mon père s'esquive de leur commun logement, et va rejoindre Victoire dans le jardin du Palais-Royal, où ils s'étaient donné rendez-vous pour déjeuner ensemble chez un restaurateur. A peine se sont-ils retrouvés, à peine Victoire a-t-elle pris le bras de mon père, que Deschartres, jouantle r?le de Méduse, se présente au devant d'eux. Maurice paye d'audace, fait bonne mine à son argus et lui propose de venir déjeuner en tiers. Deschartres accepte. Il n'était pas épicurien, pourtant il aimait les vins fins, et on ne les lui épargna pas. Victoire prit le parti de le railler avec esprit et douceur, et il parut s'humaniser un peu au dessert; mais quand il s'agit de se séparer, mon père voulant reconduire son amie chez elle, Deschartres retomba dans ses idées noires et reprit tristement le chemin de son h?tel.?
Au printemps de 1802, Maurice va rejoindre son régiment à Charleville, et Victoire l'accompagne. Auprès des camarades de la garnison et des gens de la petite ville, ils passaient pour être secrètement mariés. Il n'en était rien. Mais la naissance de plusieurs enfants vint resserrer étroitement leurs liens. Ils ne poussèrent pas l'imitation de Jean-Jacques jusqu'à les livrer à la charité publique. Un seul survécut: ce devait être George Sand, qui ignore ou néglige de nous indiquer le nombre et le sexe des autres enfants issus de cette union et emportés en bas age.
On était alors dans une période d'accalmie politique et militaire. Le gouvernement personnel s'établissait sur les ruines de la République. L'oeuvre de réaction débutait par une entente avec la Cour de Rome, aux fins de briser l'Eglise constitutionnelle et nationale de 1789. L'armée, en sa grande majorité, accueillait assez mal cette première étape sur la route de Canossa. ?Le Concordat, écrit Maurice Dupin à
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