Gaspard de la nuit | Page 5

Louis Bertrand

distribuait la flamme aux chandelles du maître-autel. C'était Jacquemart qui, non moins
imperturbable que de coutume sous sa caule de fer rapiécée, acheva sa besogne sans
paraître s'inquiéter ni même s'apercevoir de la présence d'un témoin profane. Jacqueline,
agenouillée aux degrés, gardait une immobilité parfaite, la pluie découlant de sa jupe de
plomb attournée à la mode brabançonne, de sa gorgerette de tôle tuyautée comme une
dentelle de Bruges, de son visage de bois verni comme les joues d'une poupée de
Nuremberg. Je lui bégayais une humble question sur le diable et sur l'art, quand le bras de
Maritorne se débanda avec la précipitation soudaine et brutale d'un ressort, et, au bruit
cent fois répercuté du lourd marteau, qu'elle serrait du poing, la foule des abbés, des
chevaliers, des bienfaiteurs qui peuplent de leurs gothiques momies les caveaux
gothiques de l'église, afflua processionnellement autour de l'autel éblouissant de
splendeurs vives et ailées de la crèche de Noël. La vierge noire[14], la vierge des temps
barbares, haute d'une coudée, à la tremblante couronne de fil d'or, à la robe raide
d'empois et de perle, la vierge miraculeuse devant qui grésille une lampe d'argent sauta en
bas de sa chaire et courut sur les dalles, de la vitesse d'un toton. Elle s'avançait des nefs
profondes, à bonds gracieux et inégaux, accompagnée d'un petit saint Jean de cire et de
laine qu'embrasa une étincelle et qui se fondit bleu et rouge. Jacqueline s'était armée de

ciseaux pour tondre l'occiput de son enfançon emmailloté; un cierge éclaira au loin la
chapelle du baptistère, et alors....
--Et alors?
--Et alors le soleil qui luisait par un pertuis, les moineaux qui becquetaient mes vitres, et
les cloches qui marmonnaient une antienne dans la nue m'éveillèrent. J'avais fait un rêve.
--Et le diable?
--Il n'existe pas.
--Et l'art?
--Il existe.
--Mais où donc?
--Au sein de Dieu!»--Et son oeil où germait une larme sondait le ciel.--«Nous ne sommes,
nous, monsieur, que les copistes du créateur. La plus magnifique, la plus triomphante, la
plus glorieuse de nos oeuvres éphémères n'est jamais que l'indigne contrefaçon, que le
rayonnement éteint de la moindre de ses oeuvres immortelles. Toute originalité est un
aiglon qui ne brise la coquille de son oeuf que dans les aires sublimes et foudroyantes du
Sinaï.--Oui, monsieur, j'ai longtemps cherché l'art absolu! O délire! ô folie! Regardez ce
front ridé par la couronne de fer du malheur! Trente ans! et l'arcane que j'ai sollicité de
tant de veilles opiniâtres, à qui j'ai immolé jeunesse, amour, plaisir, fortune, l'arcane gît,
inerte et insensible, comme le vil caillou, dans la cendre de mes illusions! Le néant ne
vivifie point le néant.»
Il se levait. Je lui témoignai ma commisération par un soupir hypocrite et banal.
--«Ce manuscrit, ajouta-t-il, vous dira combien d'instruments ont essayés mes lèvres
avant d'arriver à celui qui rend la note pure et expressive, combien de pinceaux j'ai usés
sur la toile avant d'y voir naître la vague aurore du clair-obscur. Là sont consignés divers
procédés nouveaux peut-être d'harmonie et de couleur, seul résultat et seule récompense
qu'eussent obtenus mes élucubrations. Lisez-le; vous me le rendrez demain. Six heures
sonnent à la cathédrale; elles chassent le soleil qui s'esquive le long de ces lilas. Je vais
m'enfermer pour écrire mon testament. Bonsoir.
--Monsieur!»
Bah! il était loin. Je demeurai aussi coi et penaud qu'un président à qui son greffier aurait
pris une puce chevauchant sur le nez. Le manuscrit était intitulé: _Gaspard de la Nuit,
Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot_.
Le lendemain était un samedi. Personne à l'Arquebuse; quelques juifs qui festoyaient le
jour du Sabbat. Je courus par la ville m'informant de M. Gaspard de la Nuit à chaque
passant. Les uns me répondaient:--«Oh! vous plaisantez!»--Les autres:--«Eh qu'il vous

torde le cou!»--Et tous aussitôt me plantaient là. J'abordai un vigneron de _lai rue
sain-felebar_, nabot et bossu, qui se carrait sur sa porte en riant de mon embarras.
--«Connaissez-vous M. Gaspard de la Nuit?
--Que lui voulez-vous, à ce garçon-là?
--Je veux lui rendre un livre qu'il m'a prêté.
--Un grimoire!
--Comment! un grimoire!... Enseignez-moi, je vous prie, son domicile.
--Là-bas, où pend ce pied de biche.
--Mais cette maison ... vous m'adressez à monsieur le curé.
--C'est que je viens de voir entrer chez lui la grande brune qui blanchit ses aubes et ses
rabats.
--Qu'est-ce que cela signifie?
--Cela signifie que M. Gaspard de la Nuit s'attife quelquefois en jeune et jolie fille pour
tenter les dévots personnages,--témoin son aventure avec saint Antoine, mon patron.
--Faites-moi grâce de vos malignités et dites-moi où est M. Gaspard de la Nuit.
--Il est en enfer, supposé qu'il ne soit pas ailleurs.
--Ah! je m'avise enfin de comprendre! Quoi! Gaspard de la Nuit serait...?
--Eh! oui ... le diable!
--Merci, mon brave!... Si Gaspard
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