Gaspard de la nuit | Page 4

Louis Bertrand
de la gloire! on plante des calebasses dans la cendre de Philippe-le-Bon!--Plus rien de la Chartreuse! Je me trompe.--Le portail de l'église et la tourelle du clocher sont debout; la tourelle élancée et légère, une touffe de giroflée sur l'oreille, ressemble à un jouvenceau qui mène en laisse un lévrier; le portail martelé serait encore un joyau à pendre au cou d'une cathédrale. Il y a outre cela, dans le préau du clo?tre, un piédestal gigantesque dont la croix est absente et autour duquel sont nichées six statues de prophètes, admirables de désolation.--Et que pleurent-ils? Ils pleurent la croix que les anges ont reportée dans le ciel.
?Le sort de la Chartreuse a été celui de la plupart des monuments qui embellissaient Dijon à l'époque de la réunion du duché au domaine royal. Cette ville n'est plus que l'ombre d'elle-même. Louis XI l'avait découronnée de sa puissance, la révolution l'a décapitée de ses clochers. Il ne lui reste plus que trois églises, de sept églises, d'une sainte chapelle[12], de deux abbayes et d'une douzaine de monastères. Trois de ses portes sont bouchées, ses poternes ont été démolies, ses faubourgs ont été rasés, son torrent de Suzon s'est précipité aux égouts, sa population a secoué ses feuilles, et sa noblesse est tombée en quenouille.--Hélas! on voit bien que le duc Charles et sa chevalerie parties,--il y aura bient?t quatre siècles[13]--pour la bataille, n'en sont pas revenus.
?Et moi, j'errais parmi ces ruines comme l'antiquaire qui cherche des médailles romaines dans les sillons d'un castrum, après une grosse pluie d'orage. Dijon expiré conserve encore quelque chose de ce qu'il fut, semblable à ces riches Gaulois qu'on ensevelissait une pièce d'or à la bouche et une autre dans la main droite.
--Et l'art, lui demandai-je?
--J'étais un jour occupé, devant l'église Notre-Dame, à considérer Jacquemart, sa femme et son enfant, qui martelaient midi.--L'exactitude, la pesanteur, le flegme de Jacquemart seraient le certificat de son origine flamande, quand même on ignorerait qu'il dispensait les heures aux bons bourgeois de Courtrai, lors du sac de cette ville, en 1383. Gargantua escamota les cloches de Paris, Philippe-le-Hardi l'horloge de Courtrai; chaque prince à sa taille.--Un éclat de rire se fit entendre là-haut et j'aper?us, dans un angle du gothique édifice, une de ces figures monstrueuses que les sculpteurs du moyen-age ont attachées par les épaules aux gouttières des cathédrales; une atroce figure de damné qui, en proie aux souffrances, tirait la langue, grin?ait des dents et se tordait les mains.--C'était elle qui avait ri.
--Vous aviez un fétu dans l'oeil! m'écriai-je.
--Ni fétu dans l'oeil, ni coton dans l'oreille.--La figure de pierre avait ri,--ri d'un rire grima?ant, effroyable, infernal--mais sarcastique--incisif--pittoresque.?
J'eus honte pour moi d'avoir eu si longtemps affaire à un monomane. Cependant j'encourageai d'un sourire le rose-croix de l'art à poursuivre sa dr?latique histoire.
--?Cette aventure, continua-t-il, me donna a réfléchir.--Je réfléchis que, puisque Dieu et l'amour étaient les premières conditions de l'art, ce qui dans l'art est sentiment,--Satan pourrait bien être la seconde de ces conditions, ce qui dans l'art est idée.--N'est-ce pas le diable qui a bati la cathédrale de Cologne?
?Me voilà en quête du diable. Je blémis sur les livres magiques de Cornelius Agrippa et j'égorge la poule noire du ma?tre d'école mon voisin. Pas plus de diable qu'au bout du rosaire d'une dévote! Néanmoins il existe:--saint Augustin en a, de sa plume, légalisé le signalement: _Daemones sunt genere animalia, ingenio rationabilia, animo passiva, corpore aerea, tempore aeterna_. Cela est positif. Le diable existe. Il pérore à la chambre, il plaide au palais, il agiote à la bourse. On le grave en vignettes, on le broche en romans, on l'habille en drames. On le voit partout, comme je vous vois. C'est pour lui épiler mieux la barbe que les miroirs de poche ont été inventés. Polichinelle a manqué son ennemi et le n?tre. Oh! que ne l'a-t-il assommé d'un coup de baton sur la nuque!
?Je bus l'élixir de Paracelse, le soir avant de me coucher. J'eus la colique. Nulle part le diable en cornes et en queue.
?Encore un désappointement:--l'orage, cette nuit-là, mouillait jusqu'aux os la vieille cité accroupie dans le sommeil. Comment je r?dais à tatons, n'y voyant goutte, dans les anfractuosités de Notre-Dame, c'est ce que vous expliquera un sacrilège. Il n'y a pas de serrure dont le crime n'ait la clef.--Ayez pitié de moi! j'avais besoin d'une hostie et d'une relique.--Une clarté piqua les ténèbres, plusieurs autres se montrèrent successivement, de sorte que je distinguai bient?t quelqu'un dont la main aff?tée d'un long allumoir distribuait la flamme aux chandelles du ma?tre-autel. C'était Jacquemart qui, non moins imperturbable que de coutume sous sa caule de fer rapiécée, acheva sa besogne sans para?tre s'inquiéter ni même s'apercevoir de la présence d'un témoin profane. Jacqueline, agenouillée aux degrés, gardait une immobilité parfaite, la pluie découlant de sa jupe de plomb attournée
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 28
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.