Gabriel | Page 6

George Sand
aigrir les ressentiments, susciter la haine entre les proches parents, forcer les pères à détester leurs filles, faire rougir les mères d'avoir donné le jour à des enfants de leur sexe!... Que sais-je! L'ambition et la cupidité doivent pousser de fortes racines dans une famille ainsi assemblée comme une meute affamée autour de la curée du majorat, et l'histoire m'a appris qu'il en peut résulter des crimes qui font l'horreur et la honte de l'humanité. Eh bien, qu'avez-vous à me regarder ainsi, mon cher ma?tre? vous voilà tout troublé! Ne m'avez-vous pas nourri de l'histoire des grands hommes et des laches? Ne m'avez-vous pas toujours montré l'héro?sme et la franchise aux prises avec la perfidie et la bassesse? êtes-vous étonné qu'il m'en suit resté quelque notion de justice, quelque amour de la vérité?
LE PRéCEPTEUR, baissant la voix.
Gabriel, vous avez raison; mais, pour l'amour du ciel, soyez moins tranchant et moins hardi en présence de votre a?eul.
_(On remue avec impatience dans le cabinet.)_
GABRIEL, _à voix haute_.
Tenez, l'abbé, j'ai meilleure opinion de mon grand-père; je voudrais qu'il m'entend?t. Peut-être sa présence va m'intimider; je serais bien aise pourtant qu'il put lire dans mon ame, et voir qu'il se trompe, depuis deux ans, en m'envoyant toujours des jouets d'enfant.
LE PRéCEPTEUR.
Je le répète, vous ne pouvez comprendre encore quelle a été sa tendresse pour vous. Ne soyez point ingrat envers le ciel; vous pouviez na?tre déshérité de tous ces biens dont la fortune vous a comblé, de tout cet amour qui veille sur vous mystérieusement et assid?ment...
GABRIEL.
Sans doute je pouvais na?tre femme, et alors adieu la fortune et l'amour de mes parents! J'eusse été une créature maudite, et, à l'heure qu'il est, j'expierais sans doute au fond d'un clo?tre le crime de ma naissance. Mais ce n'est pas mon grand-père qui m'a fait la grace et l'honneur d'appartenir à la race male.
LE PRéCEPTEUR, _de plus en plus troublé_.
Gabriel, vous ne savez pas de quoi vous parlez.
GABRIEL.
Il serait plaisant que j'eusse à remercier mon grand-père de ce que je suis son petit-fils! C'est à lui plut?t de me remercier d'être né tel qu'il me souhaitait; car il ha?ssait... du moins il n'aimait pas son fils Octave, et il e?t été mortifié de laisser son titre aux enfants de celui-ci. Oh! j'ai compris depuis longtemps malgré vous: vous n'êtes pas un grand diplomate, mon bon abbé; vous êtes trop honnête homme pour cela...
LE PRéCEPTEUR, _à voix basse_.
Gabriel, je vous conjure...
_(On laisse tomber un meuble avec fracas dans le cabinet.)_
GABRIEL.
Tenez! pour le coup, le prince est éveillé. Je vais le voir enfin, je vais savoir ses desseins; je veux entrer chez lui.
_(Il va résolument vers la porte, le prince la lui ouvre et parait sur le seuil. Gabriel, intimidé, s'arrête. Le prince lui prend la main et l'emmène dans le cabinet, dont il referme sur lui la porte avec violence.)_
SCèNE IV.
LE PRéCEPTEUR, seul.
Le vieillard est irrité, l'enfant en pleine révolte, moi couvert de confusion. Le vieux Jules est vindicatif, et la vengeance est si facile aux hommes puissants! Pourtant son humeur bizarre et ses décisions imprévues peuvent me faire tout à coup un mérite de ce qui est maintenant lui semble une faute. Puis, il est homme d'esprit avant tout, et l'intelligence lui tient lieu de justice; il comprendra que toute la faute est à lui, et que son système bizarre ne pouvait amener que de bizarres résultats. Mais quelle guêpe furieuse a donc piqué aujourd'hui la langue de mon élève? je ne l'avais jamais vu ainsi. Je me perdrais en de vaines prévisions sur l'avenir de cette étrange créature: son avenir est insaisissable comme la nature de son esprit... Pouvais-je donc être un magicien plus savant que la nature, et détruire l'oeuvre divine dans un cerveau humain? Je l'eusse pu peut-être par le mensonge et la corruption; mais cet enfant l'a dit, j'étais trop honnête pour remplir dignement la tache difficile dont j'étais chargé. Je n'ai pu lui cacher la véritable moralité des faits, et ce qui devait servir à fausser son jugement n'a servi qu'à le diriger...
_(Il écoute les voix qui se font entendre dans le cabinet.)_
On parle haut... la voix du vieillard est apre et sèche, celle de l'enfant tremblante de colère... Quoi! il ose braver celui que nul n'a bravé impunément! O Dieu! fais qu'il ne devienne pas un objet de haine pour cet homme impitoyable!
_(Il écoute encore.)_
Le vieillard menace, l'enfant résiste... Cet enfant est noble et généreux; oui, c'est une belle ame, et il aurait fallu la corrompre et l'avilir, car le besoin de justice et de sincérité sera son supplice dans la situation impossible où on le jette. Hélas! ambition, tourment des princes, quels infames conseils ne leur donnes-tu pas, et quelles consolations ne peux-tu pas leur donner aussi!... Oui, l'ambition, la vanité, peuvent l'emporter dans l'ame de Gabriel, et le
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