Gabriel | Page 2

George Sand
sentiment plus grave et plus fort.
LE PRéCEPTEUR. Un sentiment passionné!
LE PRINCE. Ne me flattez pas, on pourrait aussi bien l'appeler criminel; je sais la valeur des mots, et n'y attache aucune importance. Au-dessus des vulgaires devoirs et des puérils soucis de la paternité bourgeoise, il y a les devoirs courageux, les ambitions dévorantes de la paternité patricienne. Je les ai remplis avec une audace désespérée. Puisse l'avenir ne pas flétrir ma mémoire, et ne pas abaisser l'orgueil de mon nom devant des questions de procédure ou des cas de conscience!
LE PRéCEPTEUR. Le sort a secondé merveilleusement jusqu'ici vos desseins.
LE PRINCE, _après un instant de silence_. Vous m'avez écrit qu'il était d'une belle figure?
LE PRéCEPTEUR. Admirable! C'est la vivante image de son père.
LE PRINCE. J'espère que son caractère a plus d'énergie!
LE PRéCEPTEUR. Je l'ai mandé souvent à votre altesse, une incroyable énergie!
LE PRINCE. Son pauvre père! C'était un esprit timide... une ame timorée. Bon Julien! quelle peine j'eus à le décider à garder ce secret à son confesseur au lit de mort! Je ne doute pas que ce fardeau n'ait avancé le terme de sa vie....
LE PRéCEPTEUR. Plut?t la douleur que lui causa la mort prématurée de sa belle et jeune épouse....
LE PRINCE. Je vous ai défendu de m'adoucir les choses; monsieur l'abbé, je suis de ces hommes qui peuvent supporter toute la vérité. Je sais que j'ai fait saigner des coeurs, et que ceci en fera saigner encore! N'importe, ce qui est fait est fait.... Il entre dans sa dix-septième année; il doit être d'une assez jolie taille?
LE PRéCEPTEUR. Il a plus de cinq pieds, monseigneur, et il grandit toujours et rapidement.
LE PRINCE, _avec une joie très-marquée_. En vérité! Le destin nous aide en effet! Et la figure, est-elle déjà un peu male? Déjà! Je voudrais me faire illusion à moi-même.... Non, ne me dites plus rien; je le verrai bien.... Parlez-moi seulement du moral, de l'éducation.
LE PRéCEPTEUR. Tout ce que votre altesse a ordonné a été ponctuellement exécuté, et tout a réussi comme par miracle.
LE PRINCE. Sois louée, ? fortune!... si vous n'exagérez rien, monsieur l'abbé. Ainsi rien n'a été épargné pour fa?onner son esprit, pour l'orner de toutes les connaissances qu'un prince doit posséder pour faire honneur à son nom et à sa condition?
LE PRéCEPTEUR. Votre altesse est douée d'une profonde érudition. Elle pourra interroger elle-même mon noble élève, et voir que ses études ont été fortes et vraiment viriles.
LE PRINCE. Le latin, le grec, j'espère?
LE PRéCEPTEUR. Il possède le latin comme vous-même, j'ose le dire, monseigneur; et le grec... comme....
(_Il sourit avec aisance._)
LE PRINCE, _riant de bonne grace._ Comme vous, l'abbé? A merveille, je vous en remercie, et vous accorde la supériorité sur ce point. Et l'histoire, la philosophie, les lettres?
LE PRéCEPTEUR. Je puis répondre oui avec assurance; tout l'honneur en revient à la haute intelligence de l'élève. Ses progrès ont été rapides jusqu'au prodige.
LE PRINCE. Il aime l'étude? Il a des go?ts sérieux?
LE PRéCEPTEUR. Il aime l'étude, et il aime aussi les violents exercices, la chasse, les armes, la course. En lui l'adresse, la persévérance et le courage suppléent à la force physique. Il a des go?ts sérieux, mais il a aussi les go?ts de son age: les beaux chevaux, les riches habits, les armes étincelantes.
LE PRINCE. S'il en est ainsi, tout est au mieux, et vous avez parfaitement saisi mes intentions. Maintenant, encore un mot. Vous avez su donner à ses idées cette tendance particulière, originale... Vous savez ce que je veux dire?
LE PRéCEPTEUR. Oui, monseigneur. Dès sa plus tendre enfance (votre altesse avait donné elle-même à son imagination cette première impulsion), il a été pénétré de la grandeur du r?le masculin, et de l'abjection du r?le féminin dans la nature et dans la société. Les premiers tableaux qui ont frappé ses regards, les premiers traits de l'histoire qui ont éveillé ses idées, lui ont montré la faiblesse et l'asservissement d'un sexe, la liberté et la puissance de l'autre. Vous pouvez voir sur ces panneaux les fresques que j'ai fait exécuter par vos ordres: ici l'enlèvement des Sabines, sur cet autre la trahison de Tarpéia; puis le crime et le chatiment des filles de Danaüs; là une vente de femmes esclaves en Orient; ailleurs, ce sont des reines répudiées, des amantes méprisées ou trahies, des veuves indoues immolées sur les b?chers de leurs époux; partout la femme esclave, propriété, conquête, n'essayant de secouer ses fers que pour encourir une peine plus rude encore, et ne réussissant à les briser que par le mensonge, la trahison, les crimes laches et inutiles.
LE PRINCE. Et quels sentiments ont éveillés en lui ces exemples continuels?
LE PRéCEPTEUR. Un mélange d'horreur et de compassion, de sympathie et de haine....
LE PRINCE. De sympathie, dites-vous? A-t-il jamais vu aucune femme? A-t-il jamais pu échanger quelques paroles avec des personnes d'un autre sexe que...
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