Fort comme la mort | Page 9

Guy de Maupassant
amant?? Cette idée lui parut singulière, peu réalisable, guère poursuivable aussi à cause des complications qu'elle pourrait amener dans sa vie.
Pourtant cette femme lui plaisait beaucoup, et il conclut: ?Décidément, je suis dans un dr?le d'état.?
La pendule sonna, et le bruit de l'heure le fit tressaillir, ébranlant ses nerfs plus que son ame. Il l'attendit avec cette impatience que le retard accro?t de seconde en seconde. Elle était toujours exacte; donc, avant dix minutes, il la verrait entrer. Quand les dix minutes furent passées, il se sentit tourmenté comme à l'approche d'un chagrin, puis irrité qu'elle lui f?t perdre du temps, puis il comprit brusquement que si elle ne venait pas, il allait beaucoup souffrir. Que ferait-il? Il l'attendrait!--Non,--il sortirait, afin que si, par hasard, elle arrivait fort en retard, elle trouvat l'atelier vide.
Il sortirait, mais quand? Quelle latitude lui laisserait-il? Ne vaudrait-il pas mieux rester et lui faire comprendre, par quelques mots polis et froids, qu'il n'était pas de ceux qu'on fait poser? Et si elle ne venait pas? Alors il recevrait une dépêche, une carte, un domestique ou un commissionnaire? Si elle ne venait pas, qu'allait-il faire? C'était une journée perdue: il ne pourrait plus travailler. Alors?... Alors, il irait prendre de ses nouvelles, car il avait besoin de la voir.
C'était vrai, il avait besoin de la voir, un besoin profond, oppressant, harcelant. Qu'était cela? de l'amour? Mais il ne se sentait ni exaltation dans la pensée, ni emportement dans les sens, ni rêverie dans l'ame, en constatant que, si elle ne venait pas ce jour-là, il souffrirait beaucoup.
Le timbre de la rue retentit dans l'escalier du petit h?tel, et Olivier Bertin se sentit tout à coup un peu haletant, puis si joyeux, qu'il fit une pirouette en jetant sa cigarette en l'air.
Elle entra; elle était seule.
Il eut une grande audace, immédiatement.
--Savez-vous ce que je me demandais en vous attendant?
--Mais non, je ne sais pas.
--Je me demandais si je n'étais pas amoureux de vous.
--Amoureux de moi! vous devenez fou!
Mais elle souriait, et son sourire disait: ?C'est gentil, je suis très contente.?
Elle reprit:
--Voyons, vous n'êtes pas sérieux; pourquoi faites-vous cette plaisanterie?
Il répondit:
--Je suis très sérieux, au contraire. Je ne vous affirme pas que je suis amoureux de vous, mais je me demande si je ne suis pas en train de le devenir.
--Qu'est-ce qui vous fait penser ainsi?
--Mon émotion quand vous n'êtes pas là, mon bonheur quand vous arrivez.
Elle s'assit:
--Oh! ne vous inquiétez pas pour si peu. Tant que vous dormirez bien et que vous d?nerez avec appétit, il n'y aura pas de danger.
Il se mit à rire.
--Et si je perds le sommeil et le manger!
--Prévenez-moi.
--Et alors?
--Je vous laisserai vous guérir en paix.
--Merci bien.
Et sur le thème de cet amour, ils marivaudèrent tout l'après-midi. Il en fut de même les jours suivants. Acceptant cela comme une dr?lerie spirituelle et sans importance, elle le questionnait avec bonne humeur en entrant.
--Comment va votre amour aujourd'hui?
Et il lui disait, sur un ton sérieux et léger, tous les progrès de ce mal, tout le travail intime, continu, profond de la tendresse qui na?t et grandit. Il s'analysait minutieusement devant elle, heure par heure, depuis la séparation de la veille, avec une fa?on badine de professeur qui fait un cours; et elle l'écoutait intéressée, un peu émue, troublée aussi par cette histoire qui semblait celle d'un livre dont elle était l'héro?ne.
Quand il avait énuméré, avec des airs galants et dégagés, tous les soucis dont il devenait la proie, sa voix, par moments, se faisait tremblante en exprimant par un mot ou seulement par une intonation l'endolorissement de son coeur.
Et toujours elle l'interrogeait, vibrante de curiosité, les yeux fixés sur lui, l'oreille avide de ces choses un peu inquiétantes à entendre, mais si charmantes à écouter.
Quelquefois, en venant près d'elle pour rectifier la pose, il lui prenait la main et essayait de la baiser. D'un mouvement vif elle lui ?tait ses doigts des lèvres et fron?ant un peu les sourcils:
--Allons; travaillez, disait-elle.
Il se remettait au travail, mais cinq minutes ne s'étaient pas écoulées sans qu'elle lui posat une question pour le ramener adroitement au seul sujet qui les occupat.
En son coeur maintenant elle sentait na?tre des craintes. Elle voulait bien être aimée, mais pas trop. S?re de n'être pas entra?née, elle redoutait de le laisser s'aventurer trop loin, et de le perdre, forcée de le désespérer après avoir paru l'encourager. S'il avait fallu cependant renoncer à cette tendre et marivaudante amitié, à cette causerie qui coulait, roulant des parcelles d'amour comme un ruisseau dont le sable est plein d'or, elle aurait ressenti un gros chagrin, un chagrin pareil à un déchirement.
Quand elle sortait de chez elle pour se rendre à l'atelier du peintre, une joie l'inondait, vive et chaude, la rendait légère et joyeuse. En posant sa main sur la sonnette de l'h?tel d'Olivier, son coeur
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