Fort comme la mort | Page 8

Guy de Maupassant
elle, épiant tous les mouvements de sa figure, toutes les colorations de sa chair, toutes les ombres de la peau, toutes les expressions et les transparences des yeux, tous les secrets de sa physionomie, il s'était imprégné d'elle comme une éponge se gonfle d'eau; et transportant sur sa toile cette émanation de charme troublant que son regard recueillait, et qui coulait, ainsi qu'une onde, de sa pensée à son pinceau, il en demeurait étourdi, grisé comme s'il avait bu de la grace de femme.
Elle le sentait s'éprendre d'elle, s'amusait à ce jeu, à cette victoire de plus en plus certaine, et s'y animait elle-même.
Quelque chose de nouveau donnait à son existence une saveur nouvelle, éveillait en elle une joie mystérieuse. Quand elle entendait parler de lui, son coeur battait un peu plus vite, et elle avait envie de dire,--une de ces envies qui ne vont jamais jusqu'aux lèvres--: ?Il est amoureux de moi.? Elle était contente quand on vantait son talent, et plus encore peut-être quand on le trouvait beau. Quand elle pensait à lui, toute seule, sans indiscrets pour la troubler, elle s'imaginait vraiment s'être fait là un bon ami, qui se contenterait toujours d'une cordiale poignée de mains.
Lui, souvent, au milieu de la séance, posait brusquement la palette sur son escabeau, allait prendre en ses bras la petite Annette, et tendrement l'embrassait sur les yeux ou dans les cheveux, en regardant la mère, comme pour dire: ?C'est vous, ce n'est pas l'enfant que j'embrasse ainsi.?
De temps en temps, d'ailleurs, Mme de Guilleroy n'amenait plus sa fille, et venait seule. Ces jours-là on ne travaillait guère, on causait davantage.
Elle fut en retard un après-midi. Il faisait froid. C'était à la fin de février. Olivier était rentré de bonne heure, comme il faisait maintenant, chaque fois qu'elle devait venir, car il espérait toujours qu'elle arriverait en avance. En l'attendant, il marchait de long en large et il fumait, et il se demandait, surpris de se poser cette question pour la centième fois depuis huit jours. ?Est-ce que je suis amoureux?? Il n'en savait rien, ne l'ayant pas encore été vraiment. Il avait eu des caprices très vifs, même assez longs, sans les prendre jamais pour de l'amour. Aujourd'hui il s'étonnait de ce qu'il sentait en lui.
L'aimait-il? Certes, il la désirait à peine, n'ayant pas réfléchi à la possibilité d'une possession. Jusqu'ici, dès qu'une femme lui avait plu, le désir l'avait aussit?t envahi, lui faisant tendre les mains vers elle, comme pour cueillir un fruit, sans que sa pensée intime e?t été jamais profondément troublée par son absence ou par sa présence.
Le désir de celle-ci l'avait à peine effleuré, et semblait blotti, caché derrière un autre sentiment plus puissant, encore obscur et à peine éveillé. Olivier avait cru que l'amour commen?ait par des rêveries, par des exaltations poétiques. Ce qu'il éprouvait, au contraire, lui paraissait provenir d'une émotion indéfinissable, bien plus physique que morale. Il était nerveux, vibrant, inquiet comme lorsqu'une maladie germe en nous. Rien de douloureux cependant ne se mêlait à cette fièvre du sang qui agitait aussi sa pensée, par contagion. Il n'ignorait pas que ce trouble venait de Mme de Guilleroy, du souvenir qu'elle lui laissait et de l'attente de son retour. Il ne se sentait pas jeté vers elle, par un élan de tout son être, mais il la sentait toujours présente en lui, comme si elle ne l'e?t pas quitté; elle lui abandonnait quelque chose d'elle en s'en allant, quelque chose de subtil et d'inexprimable. Quoi? était-ce de l'amour? Maintenant, il descendait en son propre coeur pour voir et pour comprendre. Il la trouvait charmante, mais elle ne répondait pas au type de la femme idéale, que son espoir aveugle avait créé. Quiconque appelle l'amour, a prévu les qualités morales et les dons physiques de celle qui le séduira; et Mme de Guilleroy, bien qu'elle lui pl?t infiniment, ne lui paraissait pas être celle-là.
Mais pourquoi l'occupait-elle ainsi, plus que les autres, d'une fa?on différente, incessante?
était-il tombé simplement dans le piège tendu de sa coquetterie, qu'il avait flairé et compris depuis longtemps, et, circonvenu par ses manoeuvres, subissait-il l'influence de cette fascination spéciale que donne aux femmes la volonté de plaire?
Il marchait, s'asseyait, repartait, allumait des cigarettes et les jetait aussit?t; et il regardait à tout instant l'aiguille de sa pendule, allant vers l'heure ordinaire d'une fa?on lente et immuable.
Plusieurs fois déjà, il avait hésité à soulever, d'un coup d'ongle, le verre bombé sur les deux flèches d'or qui tournaient, et à pousser la grande du bout du doigt jusqu'au chiffre qu'elle atteignait si paresseusement.
Il lui semblait que cela suffirait pour que la porte s'ouvr?t et que l'attendue appar?t, trompée et appelée par cette ruse. Puis il s'était mis à sourire de cette envie enfantine obstinée et déraisonnable.
Il se posa enfin cette question: ?Pourrai-je devenir son
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