délire et l'incohérence. Absence de mémoire, impossibilité d'attention, plus de conscience, plus de jugement. Ce Thomas Roch n'était alors qu'un être dépourvu de raison, incapable de se suffire, privé de cet instinct naturel qui ne fait pas défaut même à l'animal, -- celui de la conservation, -- et il fallait en prendre soin comme d'un enfant qu'on ne peut perdre de vue. Aussi, dans le pavillon 17 qu'il occupait au bas du parc de Healthful-House, son gardien avait-il pour tache de le surveiller nuit et jour.
La folie commune, lorsqu'elle n'est pas incurable, ne saurait être guérie que par des moyens moraux. La médecine et la thérapeutique y sont impuissantes, et leur inefficacité est depuis longtemps reconnue des spécialistes. Ces moyens moraux étaient-ils applicables au cas de Thomas Roch? il était permis d'en douter, même en ce milieu tranquille et salubre de Healthful-House. En effet, l'inquiétude, les changements d'humeur, l'irritabilité, les bizarreries de caractère, la tristesse, l'apathie, la répugnance aux occupations sérieuses ou aux plaisirs, ces divers sympt?mes apparaissaient nettement. Aucun médecin n'aurait pu s'y méprendre, aucun traitement ne semblait capable de les guérir ni de les atténuer.
On a justement dit que la folie est un excès de subjectivité, c'est-à-dire un état où l'ame accorde trop à son labeur intérieur, et pas assez aux impressions du dehors. Chez Thomas Roch, cette indifférence était à peu près absolue. Il ne vivait qu'en dedans de lui-même, en proie à une idée fixe dont l'obsession l'avait amené là où il en était. Se produirait-il une circonstance, un contrecoup qui ?l'extérioriserait?, pour employer un mot assez exact, c'était improbable, mais ce n'était pas impossible.
Il convient d'exposer maintenant dans quelles conditions ce Fran?ais a quitté la France, quels motifs l'ont attiré aux états- Unis, pourquoi le gouvernement fédéral avait jugé prudent et nécessaire de l'interner dans cette maison de santé, où l'on noterait avec un soin minutieux tout ce qui lui échapperait d'inconscient au cours de ses crises.
Dix-huit mois auparavant, le ministre de la Marine à Washington re?ut une demande d'audience au sujet d'une communication que désirait lui faire ledit Thomas Roch.
Rien que sur ce nom, le ministre comprit ce dont il s'agissait. Bien qu'il s?t de quelle nature serait la communication, quelles prétentions l'accompagneraient, il n'hésita pas, et l'audience fut immédiatement accordée.
En effet, la notoriété de Thomas Roch était telle que, soucieux des intérêts dont il avait charge, le ministre ne pouvait hésiter à recevoir le solliciteur, à prendre connaissance des propositions que celui-ci voulait personnellement lui soumettre.
Thomas Roch était un inventeur, -- un inventeur de génie. Déjà d'importantes découvertes avaient mis sa personnalité assez bruyante en lumière. Grace à lui, des problèmes, de pure théorie jusqu'alors, avaient re?u une application pratique. Son nom était connu dans la science. Il occupait l'une des premières places du monde savant. On va voir à la suite de quels ennuis, de quels déboires, de quelles déceptions, de quels outrages même dont l'abreuvèrent les plaisantins de la presse, il en arriva à cette période de la folie qui avait nécessité son internement à Healthful-House.
Sa dernière invention concernant les engins de guerre portait le nom de Fulgurateur Roch. Cet appareil possédait, à l'en croire, une telle supériorité sur tous autres, que l'état qui s'en rendrait acquéreur serait le ma?tre absolu des continents et des mers.
On sait trop à quelles difficultés déplorables se heurtent les inventeurs, quand il s'agit de leurs inventions, et surtout lorsqu'ils tentent de les faire adopter par les commissions ministérielles. Nombre d'exemples, -- et des plus fameux, -- sont encore présents à la mémoire. Il est inutile d'insister sur ce point, car ces sortes d'affaires présentent parfois des dessous difficiles à éclaircir. Toutefois, en ce qui concerne Thomas Roch, il est juste d'avouer que, comme la plupart de ses prédécesseurs, il émettait des prétentions si excessives, il cotait la valeur de son nouvel engin à des prix si inabordables qu'il devenait à peu près impossible de traiter avec lui.
Cela tenait, -- il faut le noter aussi, -- à ce que déjà, à propos d'inventions précédentes dont l'application fut féconde en résultats, il s'était vu exploiter avec une rare audace. N'ayant pu en retirer le bénéfice qu'il devait équitablement attendre, son humeur avait commencé à s'aigrir. Devenu défiant, il prétendait ne se livrer qu'à bon escient, imposer des conditions peut-être inacceptables, être cru sur parole, et, dans tous les cas, il demandait une somme d'argent si considérable, même avant toute expérience, que de telles exigences parurent inadmissibles.
En premier lieu, ce Fran?ais offrit le Fulgurateur Roch à la France. Il fit conna?tre à la commission ayant qualité pour recevoir sa communication en quoi elle consistait. Il s'agissait d'une sorte d'engin autopropulsif, de fabrication toute spéciale, chargé avec un explosif composé de substances nouvelles, et qui ne produisait son effet que sous l'action d'un déflagrateur nouveau aussi.
Lorsque cet engin, de
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