Fables et légendes du Japon | Page 9

Claudius Ferrand
une bien
misérable condition. Tous les animaux de la montagne savaient ce qui
s'était passé. On racontait partout, le soir à la veillée, les méfaits du
blaireau, le secours inespéré du ciel, la vengeance du lièvre blanc. Ce
dernier était porté aux nues, tandis que la conduite du premier était
l'objet des appréciations les plus malveillantes. Aussi, point n'existait-il
de pitié pour la veuve et ses deux fils.
Les pauvres déshérités ne pouvaient plus paraître en plein jour; dès
qu'on les apercevait, c'était à qui les insulterait davantage. On leur jetait
des pierres, les chiens aboyaient après eux, les loups les poursuivaient,
les lièvres eux-mêmes riaient à leur passage.

L'aîné des deux enfants portait le nom de Tanukitaro; son frère
s'appelait Yamajiro. Ils n'étaient pas méchants comme l'avait été leur
père. Mais la situation dans laquelle ils vivaient était intolérable et, de
tout coeur, ils haïssaient le joli lièvre blanc, qui avait tué leur père et les
avait réduits à cette existence malheureuse.
Un des devoirs les plus sacrés de la piété filiale leur ordonnait de
venger la mort de leur pauvre père. Ils décidèrent, en conséquence, de
faire mourir son meurtrier. Mais ils savaient que ce dernier n'était point
lâche ni poltron, comme le sont, en général, tous ceux de son espèce. Ils
jugèrent prudent de s'exercer d'abord au maniement des armes. Voilà
pourquoi, toutes les nuits, les deux frères passaient plusieurs heures à
faire de l'escrime, sur le devant de leur tanière.
Yamajiro, quoique plus jeune, fit des progrès beaucoup plus rapides
que son frère, car il était plus intelligent que l'aîné, chose que l'on
rencontre assez souvent chez les bêtes. Il était aussi plus robuste et plus
habile...
Pendant que les deux jeunes blaireaux se préparaient de la sorte à
accomplir leur vengeance, le joli lièvre blanc habitait, comme nous
l'avons dit, la cabane de Gombéiji. Sa renommée avait pris des
proportions colossales. Tous les animaux le respectaient et le saluaient
au passage. L'armée des lièvres l'avait nommé son général en chef.
Lui, toujours humble au milieu des honneurs, bon et serviable, rendait à
Gombéiji et à Tora toutes sortes de bons offices. C'était lui qui puisait
l'eau du puits, faisait la cuisine, lavait la vaisselle, présentait le thé et le
tabac aux visiteurs.
On était arrivé au quinzième jour du huitième mois. Or, c'est la nuit de
ce quinzième jour que les lièvres célèbrent leur fête patronale. Cette
nuit-là, en effet, la lune, leur patronne et leur protectrice se montre dans
tout son plein, et dans tout son éclat, au milieu d'un ciel d'une parfaite
pureté. La tribu des lièvres se réunit donc chaque année en cette belle
nuit pour festoyer, danser et boire.
Cette année-là, la veille du grand jour, Usagidono, à force d'instances,

avait obtenu de ses vieux maîtres la promesse de l'accompagner à cette
réunion qu'il devait présider lui-même. Ils allaient se mettre au lit,
quand ils entendirent les pas d'un visiteur. C'était un lièvre tout jeune. Il
pénétra dans la cabane, salua profondément le général en chef, et lui
parla en ces termes:
--Excusez-moi de venir vous déranger à une heure aussi tardive. Il
s'agit d'une affaire de la dernière importance. Je viens vous supplier de
ne pas vous rendre à la réunion de demain soir. Voici pourquoi: les
deux jeunes blaireaux, dont le malfaisant père a péri sous vos coups,
veulent profiter de la fête pour vous faire un mauvais parti. Ils ne
parlent de rien moins que de vous mettre à mort. Ma mère tient la chose
d'une belette, amie de la famille. Il paraît aussi que, depuis plusieurs
jours, les deux frères s'exercent au maniement des armes, et que
Yamajiro, le cadet, y est devenu d'une habileté rare. Vous connaissez le
proverbe qui dit: Le véritable héros ne s'expose pas au danger.
Quand le visiteur eut fini de parler, Usagidono répondit:
--Tu es vraiment bien aimable d'être venu me prévenir, et je te remercie
de cette preuve d'affection, mais je suis résolu à ne point tenir compte
du danger dont tu me parles. Depuis longtemps, je le sais, les deux fils
du blaireau complotent ma mort. Quoi de plus juste et de plus naturel?
N'ont-ils pas le devoir de venger leur père? Chacun son tour en ce
monde. Je m'étais figuré que mes deux ennemis, profitant de la faculté
de se métamorphoser que leur a octroyée la nature, useraient de ruse
pour me tuer à l'improviste. Il paraît qu'ils renoncent à employer ce
déloyal stratagème, ils veulent se mesurer avec moi à face découverte.
Je les admire et les estime. Je serai heureux de mourir de la main de ces
deux braves. Bien loin donc de les fuir, je veux aller moi-même
au-devant de leurs coups.
Ainsi parla le joli lièvre blanc. Le vieux Gombéiji l'avait écouté en
silence. Puis, il
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