n'y
avaient pas encore été exprimés. Alors on l'accuse de ne savoir ni ce
qu'il est permis à l'art de dire, ni la manière dont il doit le dire.
Les musiciens ne sauraient même espérer que la mort apporte à leurs
travaux cette plus value instantanée qu'elle donne à ceux des peintres,
et aucun d'eux ne pourrait renouveler, au profit de ses manuscrits, le
subterfuge d'un des grands maîtres flamands qui voulut de son vivant
exploiter sa gloire future, en chargeant sa femme de répandre le bruit de
son décès pour faire renchérir les toiles dont il avait eu soin de garnir
son atelier. Les questions d'école peuvent aussi dans les arts plastiques
retarder, de leur vivant, l'appréciation équitable de certains maîtres. Qui
ne sait que les admirateurs passionnés de Rafael fulminaient contre
Michel-Ange, que de nos jours on méconnut longtemps en France le
mérite d'Ingres, dont ensuite les partisans dénigrèrent celui de
Delacroix, pendant qu'en Allemagne les adhérents de Cornélius
anathématisaient ceux de Kaulbach, qui le leur rendaient bien. Mais, en
peinture ces guerres d'école arrivent plus tôt à une solution équitable,
parce que le tableau ou la statue d'un novateur une fois exposés, tous
peuvent la voir; la foule y accoutume ainsi ses yeux, pendant que le
penseur, le critique impartial, (s'il y en a), est à même de l'étudier
consciencieusement et d'y découvrir le mérite réel de la pensée et des
formes encore inusitées. Il lui est toujours aisé de les revoir et de juger
avec équité, pour peu qu'il le veuille, l'union adéquate qui s'y trouve ou
non du sentiment et de la forme.
En musique, il n'en va pas ainsi. Les partisans exclusifs des anciens
maîtres et de leur style ne permettent pas aux esprits impartiaux de se
familiariser avec les productions d'une école qui surgit. Ils ont soin de
les soustraire tout à fait à la connaissance du public. Si par mégarde
quelque oeuvre nouvelle, écrite dans un style nouveau, vient à être
exécutée, non contents de la faire attaquer par tous les organes de la
presse qu'ils tiennent à leur disposition, ils empêchent qu'on la joue et,
surtout, qu'on la rejoue. Ils confisquent les orchestres et les
conservatoires, les salles de concert et les salons, en établissant contre
tout auteur qui cesse d'être un imitateur, un système de prohibition qui
s'étend des écoles, où se forment le goût des virtuoses et des maîtres de
chapelle, aux leçons, au cours, aux exécutions publiques, privées et
intimes, où se forme le goût des auditeurs.
Un peintre et un sculpteur peuvent raisonnablement espérer de
convertir peu à peu leurs contemporains de bonne foi, ceux que l'envie,
la rancune, le parti pris, ne rendent pas inaccessibles à toute conversion,
en ayant prise par la publicité même de leur oeuvre sur toutes les âmes
ingénues, sur celles qui sont supérieures aux petites taquineries d'atelier
à atelier. Le musicien novateur est condamné à attendre une génération
suivante pour être d'abord entendu, puis écouté. En dehors du théâtre,
qui a ses propres conditions, ses propres lois, ses propres normes, dont
nous ne nous occupons pas ici, il ne peut guère espérer de conquérir un
public de son vivant; c'est-à-dire, de voir le sentiment qui l'a inspiré, la
volonté qui l'a animé, la pensée qui l'a guidé, généralement comprises,
clairement présentes à quiconque lit ou exécute ses oeuvres. Il lui faut à
l'avance courageusement renoncer à voir le mérite et la beauté de la
forme dont il a revêtu son sentiment et sa pensée, généralement
appréciées et reconnues par les artistes, ses égaux, avant un quart de
siècle; pour mieux dire, avant sa mort. Celle-ci apporte bien une
notable mutation dans les jugements, ne fut-ce que parce qu'elle donne
à toutes les mauvaises petites passions des rivalités locales, l'occasion
de taquiner, d'attaquer, de miner des réputations en vogue, en opposant
à leurs plates productions les oeuvres de ceux qui ne sont plus. Mais,
qu'il y a loin encore de cette estime rétrospective que l'envie emprunte
chez la justice, à la compréhension sympathique, affectueuse,
amoureuse, admirative, due au génie ou au talent hors ligne.
Toutefois, en musique les retardataires sont moins coupables peut-être
que ne le pensent ceux dont ils neutralisent les efforts, dont ils
empêchent le succès, dont ils ajournent la gloire. Ne faut-il pas tenir
compte de la difficulté réelle qu'ils éprouvent à comprendre les beautés
qu'ils méconnaissent, à apprécier les mérites qu'ils nient avec tant
d'obstination? L'ouïe est un sens infiniment plus sensible, plus nerveux,
plus subtil que la vue; du moment que, cessant de servir aux simples
besoins de la vie, il porte au cerveau des émotions liées à ses sensations,
des pensées formulées par les divers modes que les sons affectent, au
moyen de leur succession qui produit la mélodie, de leur groupement
qui donne le rhythme, de leur
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