Fêtes et coutumes populaires | Page 4

Charles le Goffic
cette justice à Lapointe que, si
ses vers sont pleins d'une ardente flamme démocratique, il n'y fait
jamais appel qu'aux plus nobles sentiments. Le prolétariat répétait à
l'envi ses fameuses strophes sur le Travail et c'était elles qu'on chantait
de préférence au banquet de la Saint-Crépin.
L'indépendance, amis, du travail est la fille; Or, qui ne fait rien rampe
ou mendie ou se vend; À nos rameaux, ce n'est qu'une affreuse chenille
Qui roule sous les pieds au premier coup de vent.
Soyons justes, pour être en paix avec notre âme. Soyons forts: l'homme
fort est généreux toujours, Et nos membres hâlés que le travail réclame,
Travailleurs, sèmeront pour de prochains beaux jours...
Au banquet de 1851, ce même Savinien Lapointe était assis à la droite
de la mère de Montmartre. Les compagnons lui avaient décerné cet
honneur, quoique Savinien, un peu grisé par le succès, n'eût pas imité la
sagesse de Reboul et de Jasmin, autres poètes ouvriers. Tandis que
Reboul demeurait boulanger et Jasmin perruquier, l'auteur d'Une voix
d'en bas et des Échos de la rue avait déserté l'empeigne et le tranchet.
C'était un «rouge», un «pur», comme on disait en ce temps-là. Candidat
à l'Assemblée nationale, il n'avait échoué que de quelques voix. Sa
réputation, chez les cordonniers, n'était balancée que par celle de
Martin et du père André. Martin, lui aussi, était chansonnier et
cordonnier tout ensemble; mais ses chansons étaient en argot; il avait
un «talent d'observation» très remarquable, qu'il gâtait un peu, suivant

Vinçart, par la crudité voulue de ses expressions. Quant au père André,
il était simplement cordonnier, et, en cette qualité, il ne fabriquait
même que des chaussures d'hommes; ce qui lui avait valu sa réputation,
c'était l'extraordinaire rapidité avec laquelle il les fabriquait. Il avait fait
une fois le pari d'exécuter en un jour un trajet de douze lieues, en
s'arrêtant à chaque lieue pour y fabriquer une paire de chaussons. Et
non seulement il gagna son pari, mais il figura le soir même dans un
théâtre de société, où il jouait un rôle de vaudeville.
Il n'y avait pas de bonnes fêtes corporatives sans Martin et le père
André. Respectueux de l'antique proverbe:
Aux saints Crépin et Crépinien Un bon cordonnier ne fait rien,
ils chômaient, ce jour-là, avec toute la corporation, se rendaient avec
elle à Montmartre et y banquetaient à la place d'honneur. Et c'étaient
eux encore qui, le soir, à Valentino ou à la salle Montesquieu, ouvraient
le bal avec les mères des compagnons.
Dès cet époque pourtant on pouvait noter la tendance fâcheuse de
quelques ouvriers à s'abstenir des réjouissances compagnonniques. On
appelait «neutres» ces indépendants. Ils ne paraissaient point à la fête
patronale et préféraient la célébrer à trois ou quatre dans les petits
cabarets des environs de Paris. La partie de piquet remplaçait pour eux
les splendeurs de Valentino ou du Rendez-vous des Princes. Peu à peu
le nombre des «neutres» augmenta. Au socialisme enfantin des
premiers jours avait succédé chez les ouvriers une conception plus
scientifique et, il faut bien le dire, moins généreuse aussi des intérêts et
de l'avenir du prolétariat: le syndicalisme n'était pas né encore, mais
déjà on ne se satisfaisait plus des anciennes corporations. Celles-ci, du
reste, tendaient à réduire au strict minimum la partie religieuse de leurs
solennités: ce qui avait été l'élément essentiel de la fête n'en était plus
que l'accessoire. On finit, dans certains corps de métier, par oublier
jusqu'au nom du saint qu'on chômait.
[Illustration: LE PARDON DES CHEVAUX EN BRETAGNE.]
Cette sécularisation progressive d'une institution toute religieuse à

l'origine ne laisse pas d'inspirer d'assez vifs regrets aux amis du
pittoresque. Les fêtes patronales avaient eu leur âge d'or sous la
féodalité. C'était le temps où, pour parler comme le bon Raoul Glaber,
la France semblait toute fleurie d'une robe blanche de miracles. La
multiplicité des saints intercesseurs qui imploraient pour elle auprès de
Dieu déconcerte les efforts des plus laborieux hagiographes: ils sont
trop! Mais, à ces époques de foi ardente, nul ne s'étonnait que les
bienheureux du ciel condescendissent à se faire les commissionnaires
des fidèles, et non seulement à soulager les maux de leurs clients, mais
encore à épouser leurs intérêts domestiques et commerciaux. Chaque
saint possédait sa spécialité, son arouez, comme on dit en Bretagne:
saint Éloi, par exemple, était couramment invoqué pour les chevaux; à
Kerfourn, à Louargat, à Guiscriff, etc., les fermiers bretons lui font
encore visite chaque année, montés sur leurs bêtes auxquelles ils
coupent un paquet de crins qu'ils offrent au bienheureux, le produit de
la vente de ces paquets de crins servant à enrichir la mense paroissiale.
Saint Cornéli exerçait et exerce toujours à Carnac le même patronage
sur les animaux à cornes; saint Hervé défendait ses ouailles contre les
loups; saint Didier contre les taupes; saint Tugen
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