Eugenie Grandet | Page 7

Honoré de Balzac
anneau, et frappait sur la tete grimacante d'un maitre-clou. Ce marteau, de forme oblongue et du genre de ceux que nos ancetres nommaient Jacquemart, ressemblait a un gros point d'admiration; en l'examinant avec attention, un antiquaire y aurait retrouve quelques indices de la figure essentiellement bouffonne qu'il representait jadis, et qu'un long usage avait effacee. Par la petite grille, destinee a reconnaitre les amis, au temps des guerres civiles, les curieux pouvaient apercevoir, au fond d'une voute obscure et verdatre, quelques marches degradees par lesquelles on montait dans un jardin que bornaient pittoresquement des murs epais, humides, pleins de suintements et de touffes d'arbustes malingres. Ces murs etaient ceux du rempart sur lequel s'elevaient les jardins de quelques maisons voisines. Au rez-de-chaussee de la maison, la piece la plus considerable etait une salle dont l'entree se trouvait sous la voute de la porte cochere. Peu de personnes connaissent l'importance d'une salle dans les petites villes de l'Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est a la fois l'antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle a manger; elle est le theatre de la vie domestique, le foyer commun; la, le coiffeur du quartier venait couper deux fois l'an les cheveux de monsieur Grandet; la entraient les fermiers, le cure, le sous-prefet, le garcon meunier. Cette piece, dont les deux croisees donnaient sur la rue, etait plancheiee; des panneaux gris, a moulures antiques, la boisaient de haut en bas; son plafond se composait de poutres apparentes egalement peintes en gris, dont les entre-deux etaient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre incruste d'arabesques en ecaille ornait le manteau de la cheminee en pierre blanche, mal sculpte, sur lequel etait une glace verdatre dont les cotes, coupes en biseau pour en montrer l'epaisseur, refletaient un filet de lumiere le long d'un trumeau gothique en acier damasquine. Les deux girandoles de cuivre dore qui decoraient chacun des coins de la cheminee etaient a deux fins, en enlevant les roses qui leur servaient de bobeches, et dont la maitresse-branche s'adaptait au piedestal de marbre bleuatre agence de vieux cuivre, ce piedestal formait un chandelier pour les petits jours. Les sieges de forme antique etaient garnis en tapisseries representant les fables de La Fontaine; mais il fallait le savoir pour en reconnaitre les sujets, tant les couleurs passees et les figures criblees de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, especes de buffets termines par de crasseuses etageres. Une vieille table a jouer en marqueterie, dont le dessus faisait echiquier, etait placee dans le tableau qui separait les deux fenetres. Au-dessus de cette table, il y avait un barometre ovale, a bordure noire, enjolive par des rubans de bois dore, ou les mouches avaient si licencieusement folatre que la dorure en etait un probleme. Sur la paroi opposee a la cheminee, deux portraits au pastel etaient censes representer l'aieul de madame Grandet, le vieux monsieur de La Bertelliere, en lieutenant des gardes francaises, et defunt madame Gentillet en bergere. Aux deux fenetres etaient drapes des rideaux en gros de Tours rouge, releves par des cordons de soie a glands d'eglise. Cette luxueuse decoration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait ete comprise dans l'achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose. Dans la croisee la plus rapprochee de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds etaient montes sur des patins, afin d'elever madame Grandet a une hauteur qui lui permit de voir les passants. Une travailleuse en bois de merisier deteint remplissait l'embrasure, et le petit fauteuil d'Eugenie Grandet etait place tout aupres. Depuis quinze ans, toutes les journees de la mere et de la fille s'etaient paisiblement ecoulees a cette place, dans un travail constant, a compter du mois d'avril jusqu'au mois de novembre. Le premier de ce dernier mois elles pouvaient prendre leur station d'hiver a la cheminee. Ce jour-la seulement Grandet permettait qu'on allumat du feu dans la salle, et il le faisait eteindre au trente et un mars, sans avoir egard ni aux premiers froids du printemps ni a ceux de l'automne. Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine que la Grande Nanon leur reservait en usant d'adresse, aidait madame et mademoiselle Grandet a passer les matinees ou les soirees les plus fraiches des mois d'avril et d'octobre. La mere et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journees a ce veritable labeur d'ouvriere, que, si Eugenie voulait broder une collerette a sa mere, elle etait forcee de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son pere pour avoir de la lumiere.
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