Eugenie Grandet | Page 6

Honoré de Balzac
le president ou monsieur Adolphe des Grassins? A ce probleme, les uns repondaient que monsieur Grandet ne donnerait sa fille ni a l'un ni a l'autre. L'ancien tonnelier ronge d'ambition cherchait, disaient-ils, pour gendre quelque pair de France, a qui trois cent mille livres de rente feraient accepter tous les tonneaux passes, presents et futurs des Grandet. D'autres repliquaient que monsieur et madame des Grassins etaient nobles, puissamment riches, qu'Adolphe etait un bien gentil cavalier, et qu'a moins d'avoir un neveu du pape dans sa manche, une alliance si convenable devait satisfaire des gens de rien, un homme que tout Saumur avait vu la doloire en main, et qui, d'ailleurs, avait porte le bonnet rouge. Les plus senses faisaient observer que monsieur Cruchot de Bonfons avait ses entrees a toute heure au logis, tandis que son rival n'y etait recu que les dimanches. Ceux-ci soutenaient que madame des Grassins, plus liee avec les femmes de la maison Grandet que les Cruchot, pouvait leur inculquer certaines idees qui la feraient, tot ou tard, reussir. Ceux-la repliquaient que l'abbe Cruchot etait l'homme le plus insinuant du monde, et que femme contre moine la partie se trouvait egale.
--Ils sont manche a manche, disait un bel esprit de Saumur. Plus instruits, les anciens du pays pretendaient que les Grandet etaient trop avises pour laisser sortir les biens de leur famille, mademoiselle Eugenie Grandet de Saumur serait mariee au fils de monsieur Grandet de Paris, riche marchand de vin en gros. A cela les Cruchotins et les Grassinistes repondaient:
--D'abord les deux freres ne se sont pas vus deux fois depuis trente ans. Puis, monsieur Grandet de Paris a de hautes pretentions pour son fils. Il est maire d'un arrondissement, depute, colonel de la garde nationale, juge au tribunal de commerce; il renie Grandet de Saumur, et pretend s'allier a quelque famille ducale par la grace de Napoleon Que ne disait-on pas d'une heritiere dont on parlait a vingt lieues a la ronde et jusque dans les voitures publiques, d'Angers a Blois inclusivement? Au commencement de 1818, les Cruchotins remporterent un avantage signale sur les Grassinistes. La terre de Froidfond, remarquable par son parc, son admirable chateau, ses fermes, rivieres, etangs, forets, et valant trois millions, fut mise en vente par le jeune marquis de Froidfond oblige de realiser ses capitaux. Maitre Cruchot, le president Cruchot, l'abbe Cruchot, aides par leurs adherents, surent empecher la vente par petits lots. Le notaire conclut avec le jeune homme un marche d'or en lui persuadant qu'il y aurait des poursuites sans nombre a diriger contre les adjudicataires avant de rentrer dans le prix des lots; il valait mieux vendre a monsieur Grandet, homme solvable, et capable d'ailleurs de payer la terre en argent comptant. Le beau marquisat de Froidfond fut alors convoye vers l'oesophage de monsieur Grandet, qui, au grand etonnement de Saumur, le paya, sous escompte, apres les formalites. Cette affaire eut du retentissement a Nantes et a Orleans. Monsieur Grandet alla voir son chateau par l'occasion d'une charrette qui y retournait. Apres avoir jete sur sa propriete le coup d'oeil du maitre, il revint a Saumur, certain d'avoir place ses fonds a cinq, et saisi de la magnifique pensee d'arrondir le marquisat de Froidfond en y reunissant tous ses biens. Puis, pour remplir de nouveau son tresor presque vide, il decida de couper a blanc ses bois, ses forets, et d'exploiter les peupliers de ses prairies.
Il est maintenant facile de comprendre toute la valeur de ce mot, la maison a monsieur Grandet, cette maison pale, froide, silencieuse, situee en haut de la ville, et abritee par les ruines des remparts. Les deux piliers et la voute formant la baie de la porte avaient ete, comme la maison, construits en tuffeau, pierre blanche particuliere au littoral de la Loire, et si molle que sa duree moyenne est a peine de deux cents ans. Les trous inegaux et nombreux que les intemperies du climat y avaient bizarrement pratiques donnaient au cintre et aux jambages de la baie l'apparence des pierres vermiculees de l'architecture francaise et quelque ressemblance avec le porche d'une geole. Au dessus du cintre regnait un long bas-relief de pierre dure sculptee, representant les quatre Saisons, figures deja rongees et toutes noires. Ce bas-relief etait surmonte d'une plinthe saillante, sur laquelle s'elevaient plusieurs de ces vegetations dues au hasard, des parietaires jaunes, des liserons, des convolvulus, du plantain, et un petit cerisier assez haut deja. La porte, en chene massif, brune, dessechee, fendue de toutes parts, frele en apparence, etait solidement maintenue par le systeme de ses boulons qui figuraient des dessins symetriques. Une grille carree, petite, mais a barreaux serres et rouges de rouille, occupait le milieu de la porte batarde et servait, pour ainsi dire, de motif a un marteau qui s'y rattachait par un
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 82
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.