pacifique s'y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protegea les ci-devant et empecha de tout son pouvoir la vente des biens des emigres; commercialement, il fournit aux armees republicaines un ou deux milliers de pieces de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dependant d'une communaute de femmes que l'on avait reservee pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, vendangea mieux encore; sous l'Empire, il fut monsieur Grandet. Napoleon n'aimait pas les republicains: il remplaca monsieur Grandet, qui passait pour avoir porte le bonnet rouge, par un grand proprietaire, un homme a particule, un futur baron de l'Empire. Monsieur Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire dans l'interet de la ville d'excellents chemins qui menaient a ses proprietes. Sa maison et ses biens, tres avantageusement cadastres, payaient des impots moderes. Depuis le classement de ses differents clos, ses vignes, grace a des soins constants, etaient devenues la tete du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la premiere qualite de vin. Il aurait pu demander la croix de la Legion-d'Honneur. Cet evenement eut lieu en 1806. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs legitimes amours, etait agee de dix ans. Monsieur Grandet, que la Providence voulut sans doute consoler de sa disgrace administrative, herita successivement pendant cette annee de madame de La Gaudiniere, nee de La Bertelliere, mere de madame Grandet; puis du vieux monsieur La Bertelliere, pere de la defunte; et encore de madame Gentillet, grand'mere du cote maternel: trois successions dont l'importance ne fut connue de personne. L'avarice de ces trois vieillards etait si passionnee que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secretement. Le vieux monsieur La Bertelliere appelait un placement une prodigalite, trouvant de plus gros interets dans l'aspect de l'or que dans les benefices de l'usure. La ville de Saumur presuma donc la valeur des economies d'apres les retenus des biens au soleil. Monsieur Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse que notre manie d'egalite n'effacera jamais: il devint le plus impose de l'arrondissement. Il exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les annees plantureuses, lui donnaient sept a huit cents poincons de vin. Il possedait treize metairies, une vieille abbaye, ou, par economie, il avait mure les croisees, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva; et cent vingt-sept arpents de prairies ou croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantes en 1793. Enfin la maison dans laquelle il demeurait etait la sienne. Ainsi etablissait-on sa fortune visible, Quant a ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en presumer l'importance: l'une etait monsieur Cruchot, notaire charge des placements usuraires de monsieur Grandet; l'autre, monsieur des Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux benefices duquel le vigneron participait a sa convenance et secretement. Quoique le vieux Cruchot et monsieur des Grassins possedassent cette profonde discretion qui engendre en province la confiance et la fortune, ils temoignaient publiquement a monsieur Grandet un si grand respect que les observateurs pouvaient mesurer l'etendue des capitaux de l'ancien maire d'apres la portee de l'obsequieuse consideration dont il etait l'objet. Il n'y avait dans Saumur personne qui ne fut persuade que monsieur Grandet n'eut un tresor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnat nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d'une grande masse d'or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le metal jaune semblait avoir communique ses teintes. Le regard d'un homme accoutume a tirer de ses capitaux un interet enorme contracte necessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indefinissables, des mouvements furtifs, avides, mysterieux qui n'echappent point a ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maconnerie des passions. Monsieur Grandet inspirait donc l'estime respectueuse a laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien a personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la precision d'un astronome quand il fallait fabriquer pour sa recolte mille poincons ou seulement cinq cents; qui ne manquait pas une seule speculation, avait toujours des tonneaux a vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denree a recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poincon a deux cents francs quand les petits proprietaires donnaient le leur a cinq louis. Sa fameuse recolte de 1811, sagement serree, lentement vendue, lui avait rapporte plus de deux cent quarante mille livres. Financierement parlant, monsieur Grandet tenait du tigre et du boa: il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus; puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d'ecus, et se couchait tranquillement, comme le
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