Etudes sur la Littérature Française au XIXe siècle | Page 7

Alexandre Vinet
plutôt à
transformer l'homme social qu'à faire renaître l'homme individuel.
Voyez par exemple les dernières lignes de l'article sur la Littérature
anglaise.
Voyez surtout un passage de l'Agenda qui est très significatif à cet
égard. Il fait suite à celui que j'ai cité plus haut, et où Vinet raconte qu'il
a conversé en rêve avec M. de Chateaubriand.
«Je l'interroge sur le christianisme des Études historiques: «Le
christianisme, me dit-il, et le progrès social sont une même chose.»--Ce
que j'ai contredit et rectifié.»
N'y a-t-il pas une analogie frappante, me disais-je, entre cette
conversation rêvée sur le christianisme des Études historiques et
l'article que j'ai sous les yeux et qui n'est point une rêverie?
J'inclinais donc très fortement à croire que l'article de 1832 était
l'oeuvre du rêveur de 1835.
Or il n'en est pas. Une lettre de M. Lutteroth à M. Samuel Chappuis (8
déc. 1848) l'attribue formellement à M. Bost[43]. M. Chappuis avait eu
la même impression que moi: il s'était trompé; nous nous étions
trompés. L'article est néanmoins à retenir, sinon dans son entier du
moins dans les vingt ou trente lignes qui pourraient le mieux être de
Vinet. Les voici:

«Quelquefois M. de Chateaubriand pose en fait que le Christianisme est
l'oeuvre de Dieu pour le relèvement de l'homme; mais explique-t-il bien
ce que c'est que ce relèvement? Il me semble qu'il entend par là
simplement l'amélioration de son état moral et social, de sa condition
sur la terre, et non point sa réhabilitation dans un état primitif de
conformité avec Dieu, de vie spirituelle et de sainteté. Ce qu'il appelle
les bienfaits du Christianisme s'étend à l'humanité en général et se
borne à la vie présente, c'est-à-dire à un ordre de choses temporaire et
de courte durée pour chacun de ceux qui en font partie. À ses yeux le
Christianisme opère en grand: c'est un levier pour les masses, un
résultat pour les masses; les biens qu'il produit sont ses généralités
comme l'abolition de l'esclavage, l'égalité morale et sociale de la
femme, l'adoucissement des moeurs, etc. Choses qui ne sont que des
conséquences éloignées de la conséquence immédiate de la foi
chrétienne, le changement du coeur. Remarquons bien, car c'est là le
trait saillant du Christianisme des Études, qu'en fournissant aux
hommes des motifs et des moyens nombreux d'être bons pour ce monde
et heureux dans ce monde, il les laisse étrangers à cette autre vie qui, de
toutes manières, est la portion importante de leur existence, et qu'en
excitant leur sympathie pour ce qui est beau et élevé, il les laisse
complètement indifférents et froids à l'égard de Dieu en qui est la
perfection de toute beauté et de toute grandeur.»
Il me paraît que les historiens de la pensée de Vinet devront tenir
compte de ce «précurseur[44]».

III
J'en viens aux quatre ou cinq mots et aux deux ou trois membres de
phrase du cours sur Madame de Staël qui ont une histoire. Cette
histoire mérite d'être contée. Elle fera voir à quelles difficultés
inattendues se sont heurtés les premiers éditeurs et comment ils s'en
sont tirés.
Je recueille les éléments de mon récit dans un paquet de vieilles lettres
qui ont été récemment données à la Faculté de théologie de l'Église

libre du canton de Vaud: c'est la correspondance du comité d'Edition
Vinet de 1848. Un de ses membres, M. Lutteroth, résidait à Paris où il
préparait et surveillait l'impression des volumes. M. Lutteroth se tenait
en rapports constants avec ses collègues de Lausanne, MM. Scholl,
Chappuis, Forel et Ch. Secrétan.
Le 15 janvier 1848 M. Lutteroth, qui allait mettre sous presse le volume
sur Madame de Staël et Chateaubriand, écrivait à M. Samuel Chappuis:
«Je crains--ceci bien entre nous--que la publication de certains passages
relatifs à Madame de Staël n'afflige beaucoup sa famille: on me l'a fait
comprendre; comme c'étaient des meilleurs amis de M. Vinet, je suis
bien sûr qu'il y aurait eu égard, mais c'est plus malaisé pour d'autres
que pour lui. Cette circonstance me donne quelque inquiétude.»
M. Samuel Chappuis répondit au nom des membres du comité de
Lausanne que «l'observation méritait toute considération, qu'il
importait d'examiner si la difficulté était sérieuse et comment on
pourrait la lever.»
On chargea M. Scholl de voir la famille de Madame de Staël et de
chercher avec elle les moyens de concilier les intérêts en présence. On
ne voulait ni blesser la famille de Madame de Staël ni dénaturer le texte
de Vinet, ni, surtout, laisser croire que Vinet avait pu dans son cours
manquer à la bienséance et à la discrétion, ce que les lecteurs peu
avertis n'auraient pas hésité à penser si l'on avait fait des coupures trop
évidentes et des «raccords» trop pénibles. Ce qui rendait la tâche du
négociateur particulièrement difficile, c'est la part financière que la
belle-fille
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