Etudes sur la Littérature Française au XIXe siècle | Page 3

Alexandre Vinet
à tout le
monde et je ne crois pas y avoir réussi; je n'y ai pas même aspiré.
D'ailleurs ces leçons ne forment pas un tout. Il faudrait y joindre celles
que je prépare sur la littérature de la Restauration; attendons jusque-là
du moins. Si l'on persiste alors à me conseiller d'imprimer, je me croirai
obligé d'y penser plus sérieusement. Jusque-là, très chers, trop bons
amis, pardonnez-moi de croire que votre amitié vous aveugle...»
Et Vinet revenait à son idée du Semeur:
«Il me semble d'ailleurs que l'insertion de quelques morceaux dans le

Semeur sera une manière de sonder le terrain. On verra si les fragments
font plaisir, et jusqu'à quel point. N'êtes-vous pas de mon avis[18]?»
M. Lutteroth ne se mit point en quête de l'éditeur que souhaitait Mme
Vinet. D'autre part on chercherait vainement dans le Semeur «les
fragments» que Vinet eût été heureux d'y insérer. Une lettre de Vinet à
Lutteroth, du 10 juillet 1844, nous permet de croire que le directeur du
Semeur lui avait fait entendre que ce cours ne serait pas à sa place dans
le journal:
«Quant à mon cours de littérature, j'ai eu tort d'en parler; laissons
tomber cela. Toute autre raison à part, je répugnerais à publier du
vivant de M. de Chateaubriand un livre où il est mal traité[19].»
Au surplus, la Vie de Rancé venait de paraître. Vinet allait pouvoir
parler de Chateaubriand à propos d'une actualité--comme on dit
aujourd'hui--et non à propos des Martyrs, de l'Itinéraire, ou d'Atala,
vieux de près d'un demi-siècle.
«Je reçois à l'instant la Vie de Rancé; je pense qu'il convient de s'en
occuper tout de suite. Vienne un bon moment, ce ne sera pas une
grande affaire. J'attendais sous ce titre autre chose que cela, mieux dans
un certain sens; j'avais dans mon cours, pronostiqué, désiré du moins
un René chrétien, mais enfin c'est toujours du Chateaubriand; cela se
dévore[20].».
Vinet envoya à M. Lutteroth deux articles sur Rancé: nous en
reparlerons. Il est temps de revenir au cours.
Agenda:
28 janvier (dimanche).--Préparé ma leçon de demain.
30 janvier.--Étudié l'Allemagne de Mme de Staël.
31 janvier.--Commencement d'une fièvre catarrhale: je suis sorti du lit,
bien souffrant, pour donner ma leçon de littérature--très mal. En
revenant je me suis remis au lit.

«Sa santé, dit à ce propos Eugène Rambert[21], pouvait l'empêcher de
faire son cours, mais non de le bien faire. À l'auditoire il était toujours
fort.»
3 février.--Visite de M. Chappuis[22]. Il me fait part de la demande
adressée à l'académie de transporter mes leçons dans un autre local.
Il est probable que cette demande était motivée par l'affluence du
public: on désirait une salle plus grande. Le cours, en effet, était très
suivi. Vinet attirait et retenait ses auditeurs et par ce qu'il disait et par la
manière dont il le disait. Les témoignages des contemporains sont
unanimes.
«Tous estiment, dit encore Rambert, que même ses plus belles et plus
authentiques leçons ne rendent pas sur le papier ce qu'elles étaient à
l'auditoire. Il n'a été entièrement connu que de ses élèves. Nulle part la
supériorité de sa riche nature ne s'est plus complètement déployée que
dans les leçons du professeur. Là, pourvu de quelques notes tracées sur
une carte, le maître commençait par une exposition du sujet de la leçon.
Peu à peu la voix de l'orateur, toujours pénétrante, quoique un peu
voilée au début, reprenait toute sa puissance et tout son charme, et si,
dans ses improvisations, comme il arrivait le plus souvent, le professeur
rencontrait sur son chemin quelques-unes de ces grandes idées,
expression de tout son être, alors il se livrait sans réserve aux
mouvements de son âme[23]...»
Edmond de Pressensé dit de même:
«Après un commencement un peu laborieux, soudain saisi par sa propre
pensée dont la flamme rayonnait dans son regard, le professeur
s'animait; sa voix grave, sonore, au timbre éminemment sympathique,
prenait un accent ému, et ses idées toujours si abondantes se
déversaient sur son auditoire dans une forme colorée et nuancée qui se
prêtait à leur richesse... Rien ne peut donner l'idée de la hauteur
d'éloquence à laquelle Vinet s'élevait parfois[24].»
On m'excusera de rapporter ces textes: ils sont à leur place dans la
préface d'un volume composé--en grande partie--de leçons.

Un encore: je lis dans la Revue suisse de l'année 1844, à propos du
cours:
«M. Vinet traite de la littérature française au commencement de ce
siècle. C'est la première fois qu'il professe à Lausanne sur un sujet
purement littéraire. La profondeur des vues, la beauté de la diction,
l'esprit, la bonhomie et la grâce qui s'y joignent aux traits éloquents,
tout cela attire à ce cours les étudiants et le public en foule[25].»
Suite de l'Agenda:
14 février.--Leçon (3e) sur l'Allemagne. 21 »--Achevé Madame de
Staël. 4 mars.--Lettre de Madame de Staël.
(Il s'agit
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