Esther | Page 9

Jean Baptiste Racine
sang soient noyés. 475 Je veux qu'on dise un jour aux siècles effrayés: ?Il fut des Juifs, il fut une insolente race; Répandus sur la terre, ils en couvraient la face, Un seul osa d'Aman attirer le courroux, Aussit?t de la terre ils disparurent tous.? 480
HYDASPE.
Ce n'est donc pas, Seigneur, le sang amalécite Dont la voix à les perdre en secret vous excite?
AMAN.
Je sais que, descendu de ce sang malheureux, Une éternelle haine a d? m'armer centre eux; Qu'ils firent d'Amalec un indigne carnage; 485 Que jusqu'aux vils troupeaux tout éprouva leur rage, Qu'un déplorable reste à peine fut sauvé. Mais, crois-moi, dans le rang où je suis éléve, Mon ame, à ma grandeur tout entière attachée, Des intérêts du sang est faiblement touchée. 490 Mardochee est coupable; et que faut-il de plus? Je prévins donc contre eux l'esprit d'Assuérus: J'inventai des couleurs; j'armai la calomnie; J'intéressai sa gloire; il trembla pour sa vie. Je les peignis puissants, riches, séditieux, 495 Leur dieu même ennemi de tous les autres dieux. ?Jusqu'à quand souffre-t-on que ce peuple respire, Et d'un culte profane infecte votre empire? étrangers dans la Perse, à nos lois opposés, Du reste des humains ils semblent divisés, 500 N'aspirent qu'à troubler le repos où nous sommes, Et détestés partout, détestent tous les hommes, Prevenez, punissez leurs insolents efforts; De leur depouille enfin grossissez vos trésors.? Je dis, et l'on me crut. Le Roi, dèes l'heure même, 505 Mit dans ma main le sceau de son pouvoir suprême; ?Assure, me dit-il, le repos de ton roi; Va, perds ces malheureux: leur dépouille est à toi.? Toute la nation fut ainsi condamnée. Du carnage avec lui je réglai la journée. 510 Mais de ce tra?tre enfin le trépas differé Fait trop souffrir mon coeur de son sang altéré. Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie. Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie?
HYDASPE.
Et ne pouvez-vous pas d'un mot l'exterminer? 515 Dites au Roi, Seigneur, de vous l'abandonner.
AMAN.
Je viens pour epier le moment favorable. Tu connais comme moi ce prince inexorable. Tu sais combien terrible en ses soudains transports, De nos desseins souvent il rompt tous les ressorts. 520 Mais à me tourmenter ma crainte est trop subtile: Mardochée à ses yeux est une ame trop vile.
HYDASPE.
Que tardez-vous? Allez, et faites promptement élever de sa mort le honteux instrument.
AMAN.
J'entends du bruit; je sors. Toi, si le Roi m'appelle. . . . 525
HYDASPE.
Il suffit.

SCèNE II.
ASSUéRUS, HYDASPE, ASAPH, SUITE D'ASSUéRUS.
ASSUéRUS.
Ainsi donc, sans cet avis fidèle, Deux tra?tres dans son lit assassinaient leur roi? Qu'on me laisse, et qu'Asaph seui demeure avec moi.

SCèNE III.
ASSUéRUS, ASAPH.
ASSUéRUS, _assis sur son tr?ne_.
Je veux bien l'avouer: de ce couple perfide J'avais presque oublié l'attentat parricide; 530 Et j'ai pali deux fois au terrible récit Qui vient d'en retracer l'image à mon esprit. Je vois de quel succès leur fureur fut suivie, Et que dans les tourments ils laissèrent la vie. Mais ce sujet zélé qui, d'un oeil si subtil, 535 Sut de leur noir complot développer le fil, Qui me montra sur moi leur main déjà levée, Enfin par qui la Perse avec moi fut sauvée, Quel honneur pour sa foi, quel prix a-t-il re?u?
ASAPH.
On lui promit beaucoup: c'est tout ce que j'ai su. 540 ASSUéRUS.
O d'un si grand service oubli trop condamnable! Des embarras du tr?ne effet inévitable! De soins tumultueux un prince environné Vers de nouveaux objets est sans cesse entra?né; L'avenir l'inquiète, et le présent le frappe, 545 Mais plus prompt que l'éclair, le passe nous échappe; Et de tant de mortels, à toute heure empressés A nous faire valoir leurs soins intéressés, Il ne s'en trouve point qui, touchés d'un vrai zèle, Prennent à notre gloire un intérêt fidèle, 550 Du mérite oublié nous fassent souvenir; Trop prompts à nous parler de ce qu'il faut punir. Ah! que plut?t l'injure échappe à ma vengeance, Qu'un si rare bienfait à ma reconnaissance! Et qui voudrait jamais s'exposer pour son roi? 555 Ce mortel qui montra tant de zèle pour moi, Vit-il encore?
ASAPH.
Il voit l'astre qui vous éclaire.
ASSUéRUS.
Et que n'a-t-il plus t?t demandé son salaire? Quel pays reculé le cachè a mes bienfaits?
ASAPH.
Assis le plus souvent aux portes du palais, 560 Sans se plaindre de vous, ni de sa destinée, Il y tra?ne, Seigneur, sa vie infortunée.
ASSUéRUS.
Et je dois d'autant moins oublier la vertu, Qu'elle-même s'oublie. Il se nomme, dis-tu?
ASAPH.
Mardochée est le nom que je viens de vous lire. 565
ASSUéRUS.
Et son pays?
ASAPH.
Seigneur, puisqu'il faut vous le dire, C'est un de ces captifs à périr destinés, Des rives du Jourdain sur l'Euphrate amenés.
ASSUéRUS.
Il est donc Juif? O ciel! Sur le point que la vie Par mes propres sujets m'allait être ravie, 570 Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants? Un Juif m'a préservé du glaive des Persans? Mais puisqu'il m'a sauvé, quel
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