En famille | Page 6

Hector Malot
mange.
-- Oui, maman, je mange; tu vois, je mange.»
À la vérité elle. devait faire effort pour avaler, mais peu à peu, sous
l’impression des douces paroles de sa mère, sa gorge se desserra, et
elle se mit à manger réellement; alors l’écuelle de riz disparut vite,
tandis que sa mère la regardait avec un tendre et triste sourire:
«Tu vois qu’il faut se forcer.
-- Si j’osais, maman!
-- Tu peux oser.
-- Je te répondrais que ce que tu me dis, c’était cela même que je te
disais.
-- Moi, je suis malade.
-- C’est pour cela que si tu voulais j’irais chercher un médecin; nous
sommes à Paris, et à Paris il y a de bons médecins.
-- Les bons médecins ne se dérangent pas sans qu’on les paye.

-- Nous le payerions.
-- Avec quoi?
-- Avec notre argent; tu dois avoir sept francs dans ta robe et en plus
un florin que nous pouvons changer ici; moi j’ai dix-sept sous. Regarde
dans ta robe.»
Cette robe noire, aussi misérable que la jupe de Perrine, mais moins
poudreuse, car elle avait été battue, était posée sur le matelas et servait
de couverture; sa poche explorée donna bien les sept francs annoncés
et le florin d’Autriche.
«Combien cela fait-il en tout? demanda Perrine, je connais si mal
l’argent français.
-- Je ne le connais guère mieux que toi.»
Elles firent le compte, et en estimant le florin à deux francs elles
trouvèrent neuf francs quatre-vingt-cinq centimes.
«Tu vois que nous avons plus qu’il ne faut pour le médecin, continua
Perrine.
-- Il ne me guérirait pas par des paroles, il ordonnerait des
médicaments, comment les payer?
-- J’ai mon idée. Tu penses bien que quand je marche à côté de
Palikare, je ne passe pas tout mon temps à lui parler, quoiqu’il
aimerait cela; je réfléchis aussi à toi, à nous, surtout à toi, pauvre
maman, depuis que tu es malade, à notre voyage, à notre arrivée à
Maraucourt. Est-ce que tu crois que nous pouvons nous y montrer dans
notre roulotte qui, si souvent, sur notre passage a fait rire? Cela nous
vaudrait-il un bon accueil?
-- Il est certain que même pour des parents qui n’auraient pas de fierté,
cette entrée serait humiliante.
-- Il vaut donc mieux qu’elle n’ait pas lieu; et puisque nous n’avons

plus besoin de la roulotte nous pouvons la vendre. D’ailleurs à quoi
nous sert-elle maintenant? Depuis que tu es malade, personne n’a
voulu se laisser photographier par moi; et quand même je trouverais
des gens assez braves pour se fier à moi, nous n’avons plus de produits.
Ce n’est pas avec ce qui nous reste d’argent que nous pouvons
dépenser trois francs pour un paquet de développement, trois francs
pour un virage d’or et d’acétate, deux francs pour une douzaine de
glaces. Il faut la vendre.
-- Et combien la vendrons-nous?
-- Nous la vendrons toujours quelque chose: l’objectif est en bon état;
et puis il y a le matelas...
-- Tout, alors?
-- Cela te fait de la peine?
-- Il y a plus d’un an que nous vivons dans cette roulotte, ton père y est
mort, cela fait que si misérable qu’elle soit, la pensée de m’en séparer
m’est douloureuse; de lui c’est tout ce qui nous reste, et il n’est pas une
seule de ces pauvres choses à laquelle son souvenir ne soit attaché.»
Sa parole haletante s’arrêta tout à fait, et sur son visage décharné des
larmes coulèrent sans qu’elle pût les retenir.
«Oh! maman, s’écria Perrine, pardonne-moi de t’avoir parlé de cela.
-- Je n’ai rien à te pardonner, ma chérie; c’est le malheur de notre
situation que nous ne puissions, ni toi ni moi, aborder certains sujets
sans nous attrister réciproquement, comme c’est la fatalité de mon état
que je n’aie aucune force pour résister, pour penser, pour vouloir, plus
enfant que tu ne l’es toi-même. N’est- ce pas moi qui aurais dû te
parler comme tu viens de le faire, prévoir ce que tu as prévu, que nous
ne pouvions pas arriver à Maraucourt dans cette roulotte, ni nous
montrer dans ces guenilles, cette jupe pour toi, cette robe pour moi?
Mais en même temps qu’il fallait prévoir cela, il fallait aussi combiner
des moyens pour trouver des ressources, et ma tête si faible ne

m’offrait que des chimères, surtout l’attente du lendemain, comme si ce
lendemain devait accomplir des miracles pour nous: je serais guérie,
nous ferions une grosse recette; les illusions des désespérés qui ne
vivent plus que de leurs rêves. C’était folie, la raison a parlé par ta
bouche: je ne serai pas guérie demain, nous ne ferons pas une grosse,
ni une petite recette, il faut donc vendre la voiture et ce qu’elle contient.
Mais ce n’est pas tout encore;
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