En famille | Page 4

Hector Malot
et de la fa?on dont ils les portaient, lui fit comprendre que cette population des fortifications ne devait pas, en effet, être très rassurante la nuit, et que les coups de couteau devaient s’échanger là facilement.
Elle ne s’arrêta pas à cet examen, maintenant sans intérêt pour elle, puisqu’elle ne se trouverait pas mêlée à ces gens, et elle regarda de l’autre c?té, c’est-à-dire vers Paris.
Hé quoi! ces vilaines maisons, ces hangars, ces cours sales, ces terrains vagues où s’élevaient des tas d’immondices, c’était Paris, le Paris dont elle avait si souvent entendu parler par son père, dont elle rêvait depuis longtemps, et avec des imaginations enfantines, d’autant plus féeriques que le chiffre des kilomètres diminuait à mesure qu’elle s’en rapprochait; de même, de l’autre c?té du boulevard, sur les talus, vautrés dans l’herbe comme des bestiaux, ces hommes et ces femmes, aux faces patibulaires, étaient des Parisiens.
Elle reconnut le cours de Vincennes à sa largeur et, après l’avoir dépassé, tournant à gauche, elle demanda le Champ Guillot. Si tout le monde le connaissait, tout le monde n’était pas d’accord sur le chemin à prendre pour y arriver, et elle se perdit plus d’une fois dans les noms de rues qu’elle devait suivre. à la fin cependant, elle se trouva devant une palissade formée de planches, les unes en sapin, les unes en bois non écorcé, celles-ci peintes, celles- là goudronnées, et quand, par la barrière ouverte à deux battants, elle aper?ut dans le terrain un vieil omnibus sans roues et un wagon de chemin de fer sans roues aussi, posés sur le sol, elle comprit, bien que les bicoques environnantes ne fussent guère en meilleur état, que c’était là le Champ Guillot. E?t-elle eu besoin d’une confirmation de cette impression, qu’une douzaine de petits chiens tout ronds, qui boulaient dans l’herbe, la lui e?t donnée.
Laissant Palikare dans la rue, elle entra, et aussit?t les chiens se jetèrent sur ses jambes, les mordillant avec de petits aboiements.
?Qu’est-ce qu’il y a?? cria une voix.
Elle regarda d’où venait, cet appel, et, sur sa gauche, elle aper?ut un long batiment qui était peut-être une maison, mais qui pouvait bien être aussi tout autre chose; les murs étaient en carreaux de platre, en pavés de grès et de bois, en bo?tes de fer- blanc, le toit en carton et en toile goudronnée, les fenêtres garnies de vitres en papier, en bois, en feuilles de zinc et même en verre, mais le tout construit et disposé avec un art na?f qui faisait penser qu’un Robinson en avait été l’architecte, avec des Vendredis pour ouvriers. Sous un appentis, un homme à la barbe broussailleuse était occupé à trier des chiffons qu’il jetait dans des paniers disposés autour de lui.
?N’écrasez pas mes chiens, cria-t-il, approchez.?
Elle fit ce qu’il commandait.
?Qu’est-ce que vous voulez? demanda-t-il lorsqu’elle fut près de lui.
-- C’est vous qui êtes le propriétaire du Champ Guillot?
-- On le dit.?
Elle expliqua en quelques mots ce qu’elle voulait, tandis que, pour ne pas perdre son temps en l’écoutant, il se versait, d’un litre qu’il avait à sa portée, un verre de vin à rouges bords et l’avalait d’un trait,
?C’est possible, si l’on paye d’avance, dit-il en l’examinant.
-- Combien?
-- Quarante-deux sous par semaine pour la voiture, vingt et un sous pour l’ane.
-- C’est bien cher.
-- C’est mon prix.
-- Votre prix d’été?
-- Mon prix d’été.
-- Il pourra manger les chardons?
-- Et l’herbe aussi, s’il a les dents assez solides.
-- Nous ne pouvons pas payer à la semaine, puisque nous ne resterons pas une semaine, mais au jour seulement; nous passons par Paris pour aller à Amiens, et nous voulons nous reposer.
-- Alors, ?a va tout de même; six sous par jour pour la roulotte, trois sous pour l’ane.
Elle fouilla dans sa jupe, et, un a un, elle en tira neuf sous:
?Voila la première journée.
-- Tu peux dire à tes parents d’entrer. Combien sont-ils? Si c’est une troupe, c’est deux sous en plus par personne.
-- Je n’ai que ma mère.
-- Bon. Mais pourquoi ta mère n’est-elle pas venue faire sa location?
-- Elle est malade, dans la voiture.
-- Malade. Ce n’est pas un h?pital ici.?
Elle eut peur qu’on ne voul?t pas recevoir une malade.
?C’est-à-dire qu’elle est fatiguée. Vous comprenez, nous venons de loin.
-- Je ne demande jamais aux gens d’où ils viennent.?
Il étendit le bras vers un coin de son champ;
?Tu mettras ta roulotte là-bas, et puis tu attacheras ton ane; s’il m’écrase un chien, tu me le payeras cent sous.?
Comme elle allait s’éloigner, il l’appela:
?Prends un verre de vin.
Je vous remercie, je ne bois pas de vin.
-- Bon, je vas le boire pour toi.?
Il se jeta dans le gosier le verre qu’il avait versé, et se remit au tri de ses chiffons, autrement dit à son ?triquage?.
Aussit?t qu’elle eut installé Palikare à la place qui lui avait été assignée, ce qui ne
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