Du style gothique au dix-neuvième siècle | Page 9

Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc
ce que la raison conseille; c'est ce que demande l'intérêt de l'art.?--C'est incontestable, messieurs! mais c'est ce que la plume peut dire, et ce que le crayon ne peut faire. Pour élever quoi que ce soit, ne f?t-ce qu'une guérite, il nous faut un art arrêté, coordonné par un système qui soit soumis à des principes et à des règles infranchissables. C'est pour avoir méconnu un instant ces règles et ces principes, en voulant mêler l'architecture antique aux traditions du moyen age, que la Renaissance n'a produit que des oeuvres quelquefois attrayantes, mais toujours batardes, et qui, de chute en chute, nous ont conduits à l'anarchie, d'où vous ne nous aidez guère à sortir. Pour Dieu, messieurs, reprenez l'antiquité pure si vous voulez, mais n'appelez pas le désordre pour nous combattre. En suivant les principes émis dans le manifeste, à savoir, qu'il ne faut pas plus imiter le siècle de Périclès que celui de saint Louis, qu'il est bon de prendre partout dans le passé et le présent ?pour créer un art? comme si l'on créait un art! l'Académie, pour être conséquente, aura donc demain, à l'école des Beaux-Arts, des professeurs d'architecture grecque, romaine, gothique, de la renaissance, qui se critiqueront les uns les autres, qui détruiront leurs systèmes réciproquement. On enseignera le même jour, à une heure de distance, la construction grecque et la construction gothique; on démontrera aux mêmes élèves comme quoi la plate-bande l'emporte sur l'arc, et l'arc sur la plate-bande; et ce sera là créer un art!--Miséricorde! Si nos fils se font architectes, que deviendront-ils dans cette tour de Babel? Voilà où la terreur du gothique vous a conduits, messieurs!... Est-ce à nous de vous rappeler à vos convictions, à vos doctrines d'autrefois? Divisés en autant de sectes qu'il y a de membres à l'Académie, un point seul vous trouve sinon unanimes, du moins en majorité; c'est le mépris de la seule architecture vraiment nationale; car, permettez-nous de vous le répéter, messieurs, nous ne pouvons regarder comme bien sincère l'éloge que vous en faites au commencement de vos ?Considérations?, puisque vous avez eu le soin d'en diminuer toute la valeur quelques pages plus loin...
Oserons-nous exprimer un doute qui nous vient? Avez-vous eu le loisir d'étudier cette architecture que vous proscrivez, d'en suivre tous les développements, d'en examiner les ressources? Je dois vous avouer que les ?Considérations? de l'Académie des Beaux-Arts ont mis quelque incertitude dans notre esprit à cet égard. ?L'Académie (dites-vous), après avoir entendu les observations particulières dictées à quelques-uns de ses membres par la connaissance profonde de l'art qu'ils exercent, a pu se convaincre que, sous le rapport de la solidité, les églises gothiques manquaient des conditions qu'exigerait aujourd'hui la science de l'art de batir.?
Nous ne voudrions pas faire de rapprochements facheux, quoique certainement la tentation soit forte; cependant la vérité est une si belle chose que la déguiser dans certains cas est une honte. D'un c?té, voici des monuments qui durent depuis six ou sept cents ans, malgré un climat destructeur, malgré ?trois siècles d'abandon?, malgré des restaurations souvent plus funestes que l'abandon même, malgré les incendies et les révolutions; des monuments qui sont encore d'un usage journalier, qui sont commodes, et ne demandent souvent que des restaurations qui équivalent à un simple entretien.--Ces monuments-là ne sont pas solides, ?ils manquent des conditions qu'exige aujourd'hui la science de l'art de batir!?--D'un autre c?té, nous voyons des édifices, véritables carrières de pierre, qui ne sont élevés qu'avec des moyens factices, qui, lorsqu'on les examine avec soin, ne présentent que des armatures en fer, qu'une décoration n'indiquant ni la nature, ni la dimension des matériaux, qu'un assemblage monstrueux d'arcs portant des plates-bandes suspendues à des cha?nes, de chapiteaux ou de corniches composés de quatre ou cinq assises, de soffites formés de claveaux, de contreforts dissimulés par l'épaisseur uniforme et inutile des murs, de vo?tes sphériques masquées sous des combles de basiliques, de clochers portant à faux, de toits plats qu'il faut balayer par les temps de neige...--Sont-ce là des monuments solides, parce qu'ils résument ?la science de l'art de batir aujourd'hui??--Je ne suis pas bien vieux, et cependant il m'a semblé déjà voir quelques-uns de ces monuments modernes (entretenus du reste avec un soin tout particulier), échafaudés pendant des mois entiers, à l'effet de remplacer des dizaines de mètres de ces grosses corniches dont la saillie exagérée semble folie pour arrêter les eaux au lieu de les déverser. J'ai cru voir souvent quelques-unes de ces colonnes, composées de centaines de rondelles, que des ma?ons étaient occupés à rejointoyer, frotter, huiler. Il m'a semblé parfois rencontrer des conduites engorgées dans l'épaisseur des murs, et bon nombre de plates-bandes appareillées baillant sur la tête des passants. J'avais cru de bonne foi que ?la science de l'art de batir aujourd'hui? ne valait pas celle d'autrefois; je me serai
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