Du style gothique au dix-neuvième siècle | Page 5

Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc
qui ne
pourraient plus s'étaler sur les murs de nos basiliques, se montreraient
dans des vitraux? Mais c'est encore là une illusion à laquelle il est
impossible de se prêter. Où trouverait-on, dans une société constituée
comme la nôtre, avec nos goûts, nos moeurs, nos habitudes, des
peintres qui pussent modifier leur manière et transformer leur talent au
point de produire des verrières telles que celles du XIIIe siècle, qui sont
certainement, au point de vue gothique, les plus parfaites, les plus en
rapport avec ce système d'architecture? Et cette supposition même est
d'ailleurs démentie par les faits. Qui ne sait qu'à mesure que l'art,
entraîné, comme la société, dans une voie nouvelle, s'éloignait de

l'ignorance, pour ne pas dire de la barbarie du moyen âge, la peinture
sur verre, suivant cette tendance générale, arrivait à produire au XVIe
siècle, par la main des Bernard Palissy, des Pinaigrier, des Jean Cousin,
des vitraux qui rivalisaient avec les fresques sous le rapport du goût et
de la science du dessin? Mais cette perfection même, acquise en dehors
de toutes les conditions du gothique, était le signal de la chute de cet art;
et les verrières du XVIe siècle, produites sous l'influence de la
renaissance, marquent effectivement la dernière période des arts du
moyen âge arrivés au terme naturel de leur existence et transformés au
service d'une société nouvelle.
Maintenant que l'architecture gothique est morte au sein même de la
civilisation qui l'avait produite, avec la sculpture, avec la peinture, qui
étaient ses acolytes nécessaires, ses auxiliaires indispensables,
entreprendra-t-on de faire revivre de nos jours ce qui a cessé d'exister
depuis quatre siècles? Mais où sont, encore une fois, les éléments d'une
résurrection pareille, inouïe jusqu'ici dans les fastes de l'art? Où en est
la raison, où en est la nécessité, dans les conditions de la société
actuelle? Où est la main puissante qui peut soulever une nation entière,
au point de la faire rétrograder de quatre siècles en arrière? Où est
l'exemple de tout un peuple qui ait rompu avec son présent et avec son
avenir pour revenir à son passé? L'Académie ne peut croire à ces
prodiges d'une volonté humaine qui s'opéreraient contre la nature des
choses, en faisant violence à tous les goûts, à tous les instincts, à toutes
les habitudes d'une société. Elle admet bien qu'on puisse faire, par
caprice ou par amusement, une église ou un château gothique, bien que
ce puisse être quelque chose d'assez périlleux qu'une fantaisie
administrative de cette espèce. Mais elle est convaincue que cette
tentative de retour à des types surannés resterait sans effet, parce qu'elle
serait sans raison: elle croit que ce nouveau gothique qu'on voudrait
faire, en l'épurant, en le corrigeant autant que possible, en
l'accommodant au goût du jour, n'aurait pas le succès de l'ancien; elle
croit qu'en présence de ce gothique de plagiat, de contrefaçon, les
populations qui se sentent émues devant le vieux, devant le vrai
gothique, resteraient froides et indifférentes; elle croit que la conviction
du chrétien n'irait pas où aurait manqué la conviction de l'artiste; et
c'est parce qu'elle aime, parce qu'elle comprend, parce qu'elle respecte

les édifices religieux du moyen âge, qu'elle ne veut pas d'une imitation
malheureuse qui ferait perdre à ces monuments sacrés du culte de nos
pères l'intérêt qu'ils inspirent en les faisant apparaître, sous cette forme
nouvelle, dépouillés du caractère auguste que la vétusté leur imprime,
et privés du sceau de la foi qui les éleva.
En résumé, il n'y a, pour les arts, comme pour les sociétés, qu'un moyen
naturel et légitime de se produire; c'est d'être de leur temps, c'est de
vivre des idées de leur siècle; c'est de s'approprier tous les éléments de
la civilisation qui se trouvent à leur portée; c'est de créer des oeuvres
qui leur soient propres, en recueillant dans le passé, en choisissant dans
le présent tout ce qui peut servir à leur usage. C'est, avons-nous dit, ce
que fit le christianisme à toutes les époques, et c'est ce qu'il doit faire
aussi dans la nôtre, dont il faut que l'on dise qu'elle a eu son art chrétien
du XIXe siècle, au lieu de dire qu'elle n'a su que reproduire l'art
chrétien du XIIIe. Serait-ce donc, au milieu de ce progrès général dont
on se vante, surtout au sein de ce retour sincère aux idées chrétiennes
dont on se flatte, que notre société se déclarerait ainsi impuissante à
rien inventer, et que l'on désespérerait du talent des artistes et de la foi
des peuples, au point de n'en rien attendre, que de refaire ce qui a été
fait! Mais n'avons-nous pas l'exemple de la renaissance pour nous
apprendre comment on peut être original, en employant des éléments,
en appliquant des règles que l'ignorance avait longtemps méconnus;
comment on peut être chrétien, sans être gothique, en
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