Du style gothique au dix-neuvième siècle | Page 3

Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc
comme on voudrait l'appeler, l'art chrétien
par excellence. Il suffit, pour réfuter cette idée, de la plus simple
connaissance de l'histoire de notre religion, considérée, comme le
peuvent faire les artistes, dans les monuments de son culte. S'il est un
fait avéré par les travaux de tant d'hommes habiles, Français,
Allemands, Italiens, Anglais, qui ont étudié l'architecture gothique dans
toutes ses formes, qui en ont recherché l'origine, qui en ont suivi, sur le

terrain et dans le temps, les développements successifs et les phases
diverses, c'est que cette architecture s'est formée à la fin du XIIe siècle,
à la suite d'une lutte qui avait commencé, un siècle auparavant, entre
l'arc cintré, principal élément de l'architecture romaine, et l'arc ogive,
conception de toute une société nouvelle, plutôt qu'invention de tel
peuple ou de telle époque. S'il est aussi une notion familière aux artistes,
tels que ceux qui remplissent l'Académie, c'est que l'architecture
gothique, à quelques exceptions près, absolument sans conséquence, n'a
jamais pénétré à Rome, dans le centre même du catholicisme. Rome, la
ville chrétienne par excellence. Rome la grande ville, la ville éternelle,
possède des monuments de toutes les époques du christianisme, depuis
ceux des Catacombes, qui ont été son berceau, jusqu'à ceux du Vatican,
qui offrent le plus haut degré de sa magnificence et de son génie; elle
montre, à côté des premières basiliques élevées par Constantin et ses
successeurs, une longue suite d'édifices chrétiens, qui expriment chacun
la physionomie de chaque âge, et qui aboutissent à l'immense et
superbe basilique où s'est imprimé le siècle de Jules II et de Léon X,
par la main de Bramante et de Michel-Ange, et Rome n'a rien de
gothique. Cette architecture, née dans les siècles du moyen âge, par des
causes qui ont dû produire alors leur effet et qui ont cessé plus tard
d'avoir leur action, n'est donc, en réalité, ni une ancienne forme, ni un
type exclusivement propre de l'art chrétien; c'est l'expression d'une
partie de la société chrétienne du moyen âge, très-respectable sans
doute à ce titre, mais non pas au point de constituer à elle seule une
règle absolue du génie chrétien.
Il y a plus, et c'est sur ce point surtout qu'il importe de réfuter un
préjugé qui ne repose sur aucune base historique. On ferait tort au
christianisme, on méconnaîtrait tout à fait son esprit, si l'on croyait qu'il
ait besoin d'une forme d'art particulière pour exprimer son culte. Le
christianisme, cette religion du genre humain, appartient à tous les
temps, à tous les pays, à toutes les sociétés; il ne se renferme pas plus
dans telle forme de société, de politique et d'art, que dans telle contrée
ou dans telle époque; immuable dans sa doctrine, il se modifie dans les
monuments extérieurs de son culte, suivant les besoins de chaque âge et
les convenances de chaque pays. S'il corrige, s'il adoucit la barbarie, il
provoque, il favorise la civilisation; et s'il s'est réfléchi dans le gothique

du XIIIe siècle, il s'est imprimé dans la renaissance du XVIe. Ce qui est
sensible, ce qui éclate dans l'histoire du christianisme, ce qui est le
signe de sa divinité et le garant de sa durée, c'est que partout il a
marché avec l'esprit humain: c'est qu'à toutes les époques il s'est servi
de tous les matériaux qu'il avait à sa portée; c'est qu'il a employé à son
usage, en les marquant de son empreinte, non-seulement des éléments
de l'architecture antique, des colonnes, des chapiteaux, des
entablements restés sans emploi sur le sol païen, mais des édifices
antiques tout entiers, dans les deux Églises d'Orient et d'Occident, à
Athènes aussi bien qu'à Rome. Le christianisme n'a donc jamais été
exclusif, en fait d'art ni en rien de ce qui touche au régime des sociétés
humaines; il s'accommode à tous les besoins, il se prête à tout les
progrès; et soutenir qu'il n'a que le gothique pour expression de son
culte, ce serait vouloir que l'esprit humain n'ait d'autre société possible
que celle du XIIème siècle.
Si ces considérations sont fondées, et elles ont paru telles à l'Académie,
elles s'appliquent naturellement à l'abus, que l'on a reproché à l'art
moderne, de faire de l'architecture grecque et romaine dans la
construction de nos églises; car cet abus, s'il existe en effet, n'est pas
moins condamné par l'esprit du christianisme que par le sentiment de
l'art, et l'Académie n'est pas plus d'avis que l'on refasse le Parthénon
que la Sainte-Chapelle. Les monuments, qui appartiennent à tout un
système de croyance, de civilisation et d'art qui a fourni sa carrière et
accompli sa destinée, doivent rester ce qu'ils sont, l'expression d'une
société détruite, un objet d'étude et de respect, suivant ce qu'ils ont en
eux-mêmes de mérite propre ou d'intérêt national, et non en objet
d'imitation servile et de contrefaçon impuissante. Ressusciter un art
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