Discours sur la nécessité et les moyens | Page 3

M. de Ladebat
fouet d'un commandeur cruel?
Faut-il, pour le bonheur public, charger de chaînes les mains qui nous
nourrissent? N'y auroit-il sur la terre, pour le pauvre qui la cultive, que
des fers ou la mort?... Quelle triste philosophie que celle qui conduit à
de pareils résultats! C'est ainsi qu'on justifie tout: l'esclavage devient un
devoir: la tyrannie est un droit: la jouissance seule est un titre. Malheur
aux nations qui seroient assez avilies pour laisser établir ces maximes

cruelles: il n'y auroit plus pour elles que crimes et désespoir.
Proscrivons enfin cette admiration exclusive pour l'antiquité. Ne
rendons hommage qu'aux vertus particulières éparses çà et là dans
l'histoire, comme des phares brillants sur la vaste étendue d'une mer
sombre et agitée. Qu'importent de grands noms et leur éclatante
renommée, si la vertu et l'humanité gémissoient auprès d'eux? Ne
respectons que les institutions conformes à nos droits; rappellons les
caractères qui les distinguent, et cherchons ainsi à réparer les maux que
leur violation et leur oubli ont répandus sur la terre.
La possession libre et exclusive de nous-mêmes, ou _notre propriété
personnelle_, est notre premier droit; il est inaliénable et sacré. Réduire
un homme à la condition d'esclave, est donc, après le meurtre, le plus
violent des attentats. L'homme anéantiroit tous ses droits en se rendant
esclave. Il n'y a point de vente où il n'y a pas de prix[7]. Ainsi l'homme
ne peut jamais aliéner sa liberté; et s'il ne peut pas l'aliéner, qui est-ce
qui pourroit en disposer? On peut enchaîner un criminel; voilà le droit
de la force publique: mais si le coupable rompt sa chaîne, il n'est plus
esclave.
Le nom d'homme repousse celui d'esclave; et les tyrans eux-mêmes
l'ont bien senti. Quand ils ont avili des infortunés à porter leurs chaînes,
ils ne les ont plus comptés que comme des instruments de culture ou de
travail[8]. Les droits les plus sacrés, la justice et l'humanité proscrivent
donc l'esclavage. On croit que l'équilibre politique et le maintien des
richesses nationales s'opposent encore à ce voeu de la raison et de la
nature. Si je prouvois que cet équilibre et le maintien même des
richesses demandent que l'esclavage soit aboli, et si j'en indiquois les
moyens, j'aurois peut-être rendu quelque service à l'humanité.
J'ai dit que la traite diminuoit. Cette rareté d'esclaves menace la culture
des colonies. La dépopulation des côtes de l'Afrique baignées par
l'Océan a dirigé une partie du commerce des Noirs vers les côtes
Orientales de ce continent; la traite y est plus abondante et moins chère:
mais la longueur et les dangers de la navigation causent presque
toujours une mortalité effrayante. Le prix des esclaves a doublé dans
nos colonies depuis vingt ans; et plusieurs habitations ne donnent pas la
moitié des produits qu'elles pourroient fournir, faute de bras pour leurs
travaux. La population, quoiqu'un peu plus animée, ne remplace pas la
moitié des esclaves que la mortalité enlève. L'avenir n'offre donc à cet

égard qu'une perspective allarmante. Il est temps d'obéir à une
révolution que la nature prépare elle-même. Notre politique et nos
petits intérêts n'arrêteront pas sa marche.
L'Espagne donne depuis long-temps des moyens de liberté à ses
esclaves[9]. La volupté et le luxe détruisent les avantages de cette
liberté. Ce n'est pas cet exemple que je proposerai de suivre: mais il est
dangereux pour nos colonies, et il cause souvent une désertion ruineuse
pour nos établissements.
Les États-unis rendent peu à peu la liberté à leurs Nègres[10]. Sans
doute la reconnoissance doit enchaîner long-temps cette nation
nouvelle: mais tout s'oublie; les circonstances et les intérêts changent;
et si l'on venoit offrir la liberté à nos esclaves, quels seroient nos
moyens de défense?
Si le parlement d'Angleterre adopte une loi qui adoucisse l'esclavage
dans les colonies Britanniques, on doit redouter l'effet qu'elle produira
sur nos esclaves, et déjà les colons en sont allarmés.
Plus nos établissements s'accroissent, et plus leur possession devient
incertaine. Le grand nombre d'esclaves nécessaires à leur culture est
seul un grand danger[11].
Le commerce des esclaves nuit à la navigation. Il détruit chaque année
un sixième des gens de mer qu'on y emploie. C'est une école affreuse
pour les moeurs.
Il suffit d'indiquer ces considérations pour prouver la nécessité de
changer de système. La culture et la conservation des colonies en
dépendent. Je vais démontrer que l'intérêt particulier s'unit ici à la
surveillance politique et au maintien des richesses publiques.
Le travail des esclaves n'est jamais aussi productif que celui de
l'homme libre. «Les mines des Turcs, dans le Bannat de Temeswar, dit
Montesquieu, étoient plus riches que celles de Hongrie, et elles ne
rendoient pas tant, parce qu'ils n'imaginoient jamais que les bras de
leurs esclaves».
Dans les sucreries les mieux cultivées, le produit du travail annuel d'un
esclave, dans la force de l'âge, ne peut pas être apprécié au
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