Discours de la méthode | Page 3

René Descartes
la route de la vérité. Ainsi chaque philosophe en s'égarant avan?oit le terme. Mais, laissant là les temps trop reculés, je veux chercher dans le siècle même de Descartes, ou dans ceux qui ont immédiatement précédé sa naissance, tout ce qui a pu servir à le former en influant sur son génie.
Et d'abord j'aper?ois dans l'univers une espèce de fermentation générale. La nature semble être dans un de ces moments où elle fait les plus grands efforts: tout s'agite; on veut partout remuer les anciennes bornes, on veut étendre la sphère humaine. Vasco de Gama découvre les Indes, Colomb découvre l'Amérique, Cortès et Pizarro subjuguent des contrées immenses et nouvelles, Magellan cherche les terres australes, Drake fait le tour du monde. L'esprit des découvertes anime toutes les nations. De grands changements dans la politique et les religions ébranlent l'Europe, l'Asie et l'Afrique. Cette secousse se communique aux sciences. L'astronomie rena?t dès le quinzième siècle. Copernic rétablit le système de Pythagore et le mouvement de la terre; pas immense fait dans la nature! Tycho-Brahé ajoute aux observations de tous les siècles; il corrige et perfectionne la théorie des planètes, détermine le lieu d'un grand nombre d'étoiles fixes, démontre la région que les comètes occupent dans l'espace. Le nombre des phénomènes connus s'augmente. Le législateur des deux paro?t; Kepler confirme ce qui a été trouvé avant lui, et ouvre la route à des vérités nouvelles. Mais il falloit de plus grands secours. Les verres concaves et convexes, inventés par hasard au treizième siècle, sont réunis trois cents ans après, et forment le premier télescope. L'homme touche aux extrémités de la création. Galilée fait dans les cieux ce que les grands navigateurs faisoient sur les mers; il aborde à de nouveaux mondes. Les satellites de Jupiter sont connus. Le mouvement de la terre est confirmé par les phases de Vénus. La géométrie est appliquée à la doctrine du mouvement. La force accélératrice dans la chute des corps est mesurée; on découvre la pesanteur de l'air, on entrevoit son élasticité. Bacon fait le dénombrement des connoissances humaines et les juge: il annonce le besoin de refaire des idées nouvelles, et prédit quelque chose de grand pour les siècles à venir. Voilà ce que la nature avoit fait pour Descartes avant sa naissance; et comme par la boussole elle avoit réuni les parties les plus éloignées du globe, par le télescope rapproché de la terre les dernières limites des cieux, par l'imprimerie elle avoit établi la communication rapide du mouvement entre les esprits d'un bout du monde à l'autre.
Tout étoit disposé pour une révolution. Déjà est né celui qui doit faire ce grand changement[1]; il ne reste à la nature que d'achever son ouvrage, et de m?rir Descartes pour le genre humain, comme elle a m?ri le genre humain pour lui. Je ne m'arrête point sur son éducation[2]; dès qu'il s'agit des ames extraordinaires, il n'en faut point parler. Il y a une éducation pour l'homme vulgaire; il n'y en a point d'autre pour l'homme de génie que celle qu'il se donne à lui-même: elle consiste presque toujours à détruire la première. Descartes, par celle qu'il re?ut, jugea son siècle. Déjà il voit au-delà; déjà il imagine et pressent un nouvel ordre des sciences: tel, de Madrid ou de Gènes, Colomb pressentoit l'Amérique.
La nature, qui travailloit sur cette ame et la disposoit insensiblement aux grandes choses, y avoit mis d'abord une forte passion pour la vérité. Ce fut là peut-être son premier ressort. Elle y ajoute ce désir d'être utile aux hommes, qui s'étend à tous les siècles et à toutes les nations; désir qu'on ne s'étoit point encore avisé de calomnier. Elle lui donne ensuite, pour tout le temps de sa jeunesse, une activité inquiète[3], ces tourments du génie, ce vide d'une ame que rien ne remplit encore, et qui se fatigue à chercher autour d'elle ce qui doit la fixer. Alors elle le promène dans l'Europe entière, et fait passer rapidement sous ses yeux les plus grands spectacles. Elle lui présente, en Hollande, un peuple qui brise ses cha?nes et devient libre, le fanatisme germant au sein de la liberté, les querelles de la religion changées en factions d'état; en Allemagne, le choc de la ligue protestante et de la ligue catholique, le commencement d'un carnage de trente années; aux extrémités de la Pologne, dans le Brandebourg, la Poméranie et le Holstein, les contre-coups de cette guerre affreuse; en Flandre, le contraste de dix provinces opulentes restées soumises à l'Espagne, tandis que sept provinces pauvres combattoient depuis cinquante ans pour leur liberté; dans la Valteline, les mouvements de l'ambition espagnole, les précautions inquiètes de la cour de Savoie; eu Suisse, des lois et des moeurs, une pauvreté fière, une liberté sans orages; à Gênes, toutes les factions des républiques, tout l'orgueil des monarchies;
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