barbare que les hommes. Dans la Grèce, aussi féconde que hardie, elle avoit créé tous ces systèmes qui expliquoient l'univers, ou par le principe des éléments, ou par l'harmonie des nombres, ou par les idées éternelles, ou par des combinaisons de masses, de figures et de mouvements, ou par l'activité de la forme qui vient s'unir à la matière. Dans Alexandrie, et à la cour des rois, elle avoit perdu ce caractère original et ce principe de fécondité que lui avoit donné un pays libre. A Rome, parmi des ma?tres et des esclaves, elle avoit été également stérile; elle s'y étoit occupée, ou à flatter la curiosité des princes, ou à lire dans les astres la chute des tyrans. Dans les premiers siècles de l'église, vouée aux enchantements et aux mystères, elle avoit cherché à lier commerce avec les puissances célestes ou infernales. Dans Constantinople, elle avoit tourné autour des idées des anciens Grecs, comme autour des bornes du monde. Chez les Arabes, chez ce peuple doublement esclave et par sa religion et par son gouvernement, elle avoit eu ce même caractère d'esclavage, bornée à commenter un homme, au lieu d'étudier la nature. Dans les siècles barbares de l'Occident, elle n'avoit été qu'un jargon absurde et insensé que consacroit le fanatisme et qu'adoroit la superstition. Enfin, à la renaissance des lettres, elle n'avoit profité de quelques lumières que pour se remettre par choix dans les cha?nes d'Aristote. Ce philosophe, depuis plus de cinq siècles, combattu, proscrit, adoré, excommunié, et toujours vainqueur, dictoit aux nations ce qu'elles devoient croire; ses ouvrages étant plus connus, ses erreurs étoient plus respectées. On négligeoit pour lui l'univers; et les hommes, accoutumés depuis longtemps à se passer de l'évidence, croyoient tenir dans leurs mains les premiers principes des choses, parce que leur ignorance hardie pronon?oit des mots obscurs et vagues qu'ils croyoient entendre.
Voilà les progrès que l'esprit humain avoit faits pendant trente siècles. On remarque, pendant cette longue révolution de temps, cinq ou six hommes qui ont pensé, et créé des idées; et le reste du monde a travaillé sur ces pensées, comme l'artisan, dans sa forge, travaille sur les métaux que lui fournit la mine. Il y a eu plusieurs siècles de suite où l'on n'a point avancé d'un pas vers la vérité; il y a eu des nations qui n'ont pas contribué d'une idée à la masse des idées générales. Du siècle d'Aristote à celui de Descartes, j'aper?ois un vide de deux mille ans. Là, la pensée originale se perd, comme un fleuve qui meurt dans les sables, ou qui s'ensevelit sous terre, et qui ne reparo?t qu'à mille lieues de là, sous de nouveaux cieux et sur une terre nouvelle. Quoi donc! y a-t-il pour l'esprit humain des temps de sommeil et de mort, comme il y en a de vie et d'activité? ou le don de penser par soi-même est-il réservé à un si petit nombre d'hommes? ou les grandes combinaisons d'idées sont-elles bornées par la nature, et s'épuisent-elles avec rapidité? Dans cet état de l'esprit humain, dans cet engourdissement général, il falloit un homme qui remontat l'espèce humaine, qui ajoutat de nouveaux ressorts à l'entendement, qui se ressais?t du don de penser, qui v?t ce qui étoit fait, ce qui restoit à faire, et pourquoi les progrès avoient été suspendus tant de siècles; un homme qui e?t assez d'audace pour renverser, assez de génie pour reconstruire, assez de sagesse pour poser des fondements s?rs, assez d'éclat pour éblouir son siècle et rompre l'enchantement des siècles passés; un homme qui étonnat par la grandeur de ses vues; un homme en état de rassembler tout ce que les sciences avoient imaginé ou découvert dans tous les siècles, et de réunir toutes ces forces dispersées pour en composer une seule force avec laquelle il remuat pour ainsi dire l'univers; un homme d'un génie actif, entreprenant, qui s?t voir où personne ne voyoit, qui désignat le but et qui tra?at la route, qui, seul et sans guide, franch?t par-dessus les précipices un intervalle immense, et entra?nat après lui le genre humain. Cet homme devoit être Descartes. Ce seroit sans doute un beau spectacle de voir comment la nature le prépara du loin et le forma; mais qui peut suivre la nature dans sa marche? Il y a sans doute une cha?ne des pensées des hommes depuis l'origine du monde jusqu'à nous; cha?ne qui n'est ni moins mystérieuse ni moins grande que celle des êtres physiques. Les siècles ont influé sur les siècles, les nations sur les nations, les vérités sur les erreurs, les erreurs sur les vérités. Tout se tient dans l'univers; mais qui pourrait tracer la ligne? On peut du moins entrevoir ce rapport général; on peut dire que, sans cette foule d'erreurs qui ont inondé le monde, Descartes peut-être n'e?t point trouvé
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