Delphine | Page 9

Madame de Stael
de modestie, une sorte de crainte de se faire croire plus
parfaites qu'elles ne sont, qui donne beaucoup de douceur à leur
langage, et le rend ainsi plus persuasif. Les écrivains, comme les
instituteurs, améliorent bien plus sûrement par ce qu'ils inspirent que
par ce qu'ils enseignent. Les pensées délicates et pures, dans la vie
comme dans les livres, animent chaque parole, se peignent dans chaque
trait, sans qu'il soit pour cela nécessaire de les déclarer formellement, ni
de les rédiger en maximes; et la moralité d'un ouvrage d'imagination
consiste bien plus dans l'impression générale qu'on en reçoit, que dans
les détails qu'on en retient.
FIN DES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DU DELPHINE.
PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux qui ont le plus de
juges; il n'existe presque personne qui n'ait le droit de prononcer sur le
mérite d'un roman; les lecteurs même les plus défians et les plus
modestes sur leur esprit, ont raison de se confier à leurs impressions.
C'est donc une des premières difficultés de ce genre que le succès
populaire auquel il doit prétendre.

Une autre non moins grande, c'est qu'on a fait une telle quantité de
romans médiocres, que le commun des hommes est tenté de croire que
ces sortes de compositions sont les plus aisées de toutes, tandis que ce
sont précisément les essais multipliés dans cette carrière qui ajoutent à
sa difficulté; car dans ce genre comme dans tous les autres, les esprits
un peu relevés craignent les routes battues, et c'est un obstacle à
l'expression des sentimens vrais, que l'importun souvenir des écrits
insipides qui nous ont tant parlé des affections du coeur. Enfin le genre
en lui-même présente des difficultés effrayantes, et il suffit, pour s'en
convaincre, de songer au petit nombre de romans placés dans le rang
des ouvrages.
En effet, il faut une grande puissance d'imagination et de sensibilité
pour s'identifier avec toutes les situations de la vie, et conserver ce
naturel parfait, sans lequel il n'y a rien de grand, de beau, ni de durable.
L'enchaînement des idées peut être soumis à des principes invariables
dont il est toujours possible de donner une exacte analyse: mais les
sentimens ne sont jamais que des inspirations plus ou moins heureuses,
et ces inspirations ne sont accordées peut-être qu'aux âmes restées
dignes de les éprouver. On citera, pour combattre cette opinion,
quelques hommes d'un grand talent dont la conduite n'a point été
morale; mais je crois fermement qu'en examinant leur histoire, on verra
que si de fortes passions ont pu les entraîner, des remords profonds les
ont cruellement punis; ce n'est pas assez pour que la vie soit estimable,
mais c'est assez pour que le coeur n'ait point été dépravé.
On se sentiroit saisi d'une véritable terreur au milieu de la société, s'il
n'existoit pas un langage que l'affectation ne peut imiter, et que l'esprit
à lui seul ne sauroit découvrir. C'est surtout dans les romans que cette
justesse de ton, si l'on peut s'exprimer ainsi, doit être particulièrement
observée; sensibilité exagérée, fierté hors de place, prétention de vertu,
toute cette nature de convention qui fatigue si souvent dans le monde,
se retrouve dans les romans; et comme on pourroit dire, en observant
tel ou tel homme, c'est par cette parole, par ce regard, par cet accent
qu'il trahit à son insu les bornes de son esprit ou de son âme; de même
dans les fictions, on pourroit montrer dans quelle situation l'auteur a
manqué de sensibilité véritable, dans quel endroit le talent n'a pu

suppléer au caractère, et quand l'esprit a vainement cherché ce que
l'âme auroit saisi d'un seul jet.
Les événemens ne doivent être dans les romans que l'occasion de
développer les passions du coeur humain; il faut conserver dans les
événemens assez de vraisemblance pour que l'illusion ne soit point
détruite; mais les romans qui excitent la curiosité seulement par
l'invention des faits, ne captivent dans les hommes que cette
imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours enfans. Les
romans que l'on ne cessera jamais d'admirer, Clarisse, Clémentine,
Tom-Jones, la Nouvelle Héloïse, Werther, etc., ont pour but de révéler
ou de retracer une foule de sentimens dont se compose, au fond de
l'âme, le bonheur ou le malheur de l'existence; ces sentimens que l'on
ne dit point, parce qu'ils se trouvent liés avec nos secrets ou avec nos
foiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les hommes,
sans se confier jamais mutuellement ce qu'ils éprouvent.
L'histoire ne nous apprend que les grands traits manifestés par la force
des circonstances, mais elle ne peut nous faire pénétrer dans les
impressions intimes qui, en influant sur la volonté de quelques-uns, ont
disposé du sort de tous. Les découvertes en ce genre sont inépuisables;
il n'y
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