Delphine | Page 8

Madame de Stael
vieillesse, sont ceux qui de
souvenirs en souvenirs retentissent jusqu'à l'amour. On n'a jamais dit
l'amitié filiale, l'amitié maternelle: on a voulu que le mot le plus tendre
fût consacré au plus tendre des sentimens; l'amour de l'humanité,
l'amour de Dieu, toutes les affections fortes, semblent avoir entre elles
une analogie qui fait choisir le même terme pour les exprimer toutes: la
puissance d'aimer est la source de tout ce que les hommes ont fait de
noble, de pur et de désintéressé sur cette terre. Je crois donc que les
ouvrages qui développent cette puissance avec délicatesse et sensibilité,
font toujours plus de bien que de mal: presque tous les vices humains
supposent de la dureté dans l'âme. Les hommes les plus courageux sont
souvent ceux qui sont le plus aisément attendris; le récit des actions
vraiment touchantes, vraiment généreuses, fait venir une larme dans les
yeux de celui que la mort ne sauroit épouvanter. Il y a dans
l'enthousiasme pour tout ce qui est noble et bon quelque chose de si
délicieux, qu'on ne peut s'empêcher de prendre ces impressions pour le
présage d'une autre vie; et si notre âme n'est pas capable de les
éprouver sans quelque mélange de sentimens terrestres, peut-être est-il
permis de se servir de l'amour même, pour exciter dans le coeur cette
énergie de sentiment qui doit le rendre capable un jour d'affections plus
pures et plus durables.
Divers motifs m'ont engagée à changer le dénoûment de Delphine; mais
comme je n'ai point fait ce changement pour céder à l'opinion de

quelques personnes, qui ont prétendu que le suicide devoit être exclu
des compositions dramatiques, il me semble qu'il convient de rappeler
ici qu'un auteur n'exprime point son opinion particulière, en faisant agir
ses personnages de telle ou telle manière. Athalide se tue, dans Bajazet,
Hermione, dans Andromaque, etc.; et pour cela l'on n'a point dit que
Racine approuvât le suicide. Quand Addison, l'un des plus respectables
caractères qui aient existé, a fait la tragédie de Caton d'Utique,
non-seulement il a cru qu'un tel sujet pouvoit être moral et beau,
quoiqu'il se terminât par un suicide; mais de plus, il a fait précéder cette
action d'un admirable monologue, qui contient peut-être les sentimens
les plus religieux, les plus purs et les plus nobles qu'on ait jamais
exprimés dans aucune langue. Delphine, élevée dans le christianisme,
dit positivement qu'elle commet une grande faute en se tuant, et sa
prière exprime, je crois, son repentir avec force. Il m'est impossible de
comprendre ce qu'il y a d'immoral dans cette situation ainsi représentée.
Je ne sais dans quel écrit du dix-neuvième siècle on dit que le secret du
parti philosophique, c'est le suicide. Il faut convenir que si une telle
assertion étoit vraie, ce parti auroit choisi une singulière manière de se
recruter. Je n'ai point prétendu, dans Delphine, discuter le suicide, cette
grande question qui inspire tant de pitié à la fois pour la folie et pour la
raison humaine; et je ne pense pas qu'on puisse trouver un argument
pour ou contre le suicide, dans l'exemple d'une femme qui, suivant à
l'échafaud l'objet de toute sa tendresse, n'a pas la force de supporter la
vie sous le poids d'une telle douleur.
Il y a une sévérité de principes qui tient aux sentimens les meilleurs et
les plus purs: l'enthousiasme des sacrifices, l'ardeur de se dévouer,
l'amour de la perfection, inspirent cette sévérité, et ce sont souvent les
âmes les plus tendres qui ont éprouvé le besoin de guider et d'exalter
ainsi tout à la fois les pensées qui les agitoient; mais il existe un autre
genre de sévérité, qui se montre souvent impitoyable pour la foiblesse
et le malheur; celle-là n'est jamais, je crois, exempte d'hypocrisie.
L'autorité de la religion est positive; mais l'influence de l'écrivain
moraliste, quel que soit le sujet qu'il traite, appartient presque
uniquement à la connoissance du coeur humain. L'austérité non
motivée n'est que du despotisme, sans moyen de se faire obéir: il faut

pénétrer dans les secrets de la douleur et reconnoître la puissance des
passions, pour peindre avec force les peines amères qu'elles causent.
Les triomphes que la raison a remportés sur le coeur ne sont pas tous de
la même nature; il en est qui prouvent la foiblesse des sentimens qu'on
a vaincus, plus que la force de la raison qui a obtenu la victoire. Il ne
suffit donc pas d'établir la nécessité des sacrifices pour être vraiment
utile aux caractères d'une sensibilité profonde; il faut leur montrer qu'on
les comprend, avant d'essayer de les diriger; il faut avoir souffert, pour
être écouté de ceux qui souffrent, et, comme Arie, avoir essayé le
poignard sur son propre coeur, avant de déclarer qu'il ne fait point de
mal.
Il me semble qu'en parlant de morale, les personnes vraies éprouvent
une sorte
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