Delphine | Page 6

Madame de Stael
commencemens de
l'amour, et l'on ne peut pas exagérer, même dans les romans, tout ce
que la passion inspire à l'homme qui craint de n'être pas aimé; mais
quand la tendresse d'une femme est obtenue, si le lien sacré du mariage
ne donne pas aux sentimens un nouveau caractère, ne fait pas succéder
à la passion toutes les affections profondes et douces qui naissent de
l'intimité, il est certain que le coeur qui se refroidit le premier, c'est
celui des hommes; il ne leur est pas donné, comme à nous, d avoir
avant tout besoin d'être aimé: leur sort est trop indépendant, leur
existence trop forte, leur avenir trop certain, pour qu'ils éprouvent cette
terreur secrète de l'isolement, qui poursuit sans cesse les femmes dont
la destinée est la plus brillante.
L'amour de Delphine est plus parfait que celui de Léonce; cela doit être,
puisqu'elle aime et qu'elle est femme. Il n'est pas vrai que les hommes
soient trompeurs et perfides, comme le disent les vieilles romances;
mais il est vrai que si Delphine avoit refusé de rompre ses voeux,
Léonce l'en auroit plus aimée. Le changement qui s'opère clans le coeur
de son amant, au moment où elle est prête à lui faire un si grand
sacrifice, est, ce me semble, le plus triste, mais le plus moral des

exemples. La mystérieuse alliance des biens et des maux de la vie est
ainsi conçue: il ne suffit pas d'être sensible, bonne, généreuse; il faut
savoir triompher des affections les plus tendres; il faut pouvoir exister
par soi-même. La Providence, sans doute, a voulu que nous fussions
capables d'efforts. Les meilleurs mouvemens de l'âme, quand on s'y
livre entièrement, sont la source de beaucoup de peines. La raison de
cette triste vérité ne nous est pas connue; mais on doit en conclure,
cependant, qu'il existe un mérite supérieur à la bonté même: c'est la
force guidée par la vertu. L'empire sur son propre coeur est plus saint,
plus religieux que les qualités naturelles les plus aimables. Les pauvres
humains n'ont pas mérité sur cette terre le bonheur qu'ils auroient goûté,
s'il eût suffi de s'abandonner à une âme douce et tendre, pour recueillir
tous les plaisirs du sentiment et toutes les jouissances de la morale.
Il étoit utile, je le crois, de fixer la réflexion sur une combinaison
nouvelle, sur l'effet que produiroit au milieu du monde une personne
comme Delphine, civilisée par ses agrémens, mais presque sauvage par
ses qualités. Rien de si facile, rien de si commun que de montrer les
malheurs attachés à la dépravation du coeur; mais c'est une morale d'un
ordre plus relevé que celle qui s'adresse aux âmes honnêtes
elles-mêmes, pour leur apprendre le secret de leurs peines et de leurs
fautes. Il y a une misanthropie pleine d'humeur, qui n'est que le résultat
des revers de l'amour-propre; mais comme les hommes ne sont jamais
ni aussi méchans qu'on le dit, ni aussi bons qu'on l'espère, il faut tâcher
de connoître d'avance la route qu'ils prendront pour nuire de quelque
manière à tout ce qui s'écarte de la ligne commune, et s'accuser
soi-même autant que les autres, non à cause des qualités distinguées qui
attirent l'envie, mais à cause des torts qui lui donnent les moyens de
vous attaquer. Enfin, je le crois, il existe dans le monde une classe de
personnes qui souffrent et jouissent uniquement par les affections du
coeur, et dont l'existence tout intérieure est à peine comprise par le
commun des hommes; je crois que Delphine doit être utile à ces sortes
de personnes, surtout si elles joignent à de la sensibilité l'imagination
active et douloureuse qui multiplie les regrets sur le passé et les craintes
pour l'avenir. On ne sait pas assez quelle funeste réunion c'est, pour le
bonheur, qu'être doué d'un esprit qui juge, et d'un coeur qui souffre par
les vérités que l'esprit lui découvre. I1 faut un livre pour ce genre de

mal, et je crois que Delphine peut être ce livre. La plupart des ouvrages
ne traitent que des sentimens convenus, ne représentent qu'une sorte de
vie extérieure, que les actions et les pensées qu'on doit montrer, que des
caractères rangés, pour ainsi dire, par classes, les bons et les mauvais,
les foibles et les forts; mais le coeur humain est un continuel mélange
de tant de sentimens divers, que c'est presque au hasard que l'on donne
et des consolations et des conseils, parce qu'on ne connoît jamais
parfaitement ni les motifs secrets, ni les peines cachées; aussi la plupart
des êtres distingués ont-ils fini par vivre loin du monde, fatigués qu'ils
étoient de la banalité des jugemens, des observations et des avis qu'on
leur donnoit en échange de leurs idées naturelles et de leurs impressions
profondes.
La plaisanterie, qui de nos jours a perdu de sa
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