Delphine | Page 5

Madame de Stael

puissance de la société donne tant de ressources aux hommes, les
intérêts compliqués dont ils se mêlent leur offrent tant de détours, qu'il
en est quelques-uns qui ont su échapper à la punition de leurs vices;
mais les femmes sont mises, par l'ordre social, dans la noble
impossibilité de se soustraire aux malheurs causés par les torts. Il me
semble que le roman de Delphine développe de plusieurs manières
cette utile vérité.
Il étoit nécessaire au but moral que je m'étois proposé que le caractère
de Léonce fût, à beaucoup d'égards, en contraste avec celui de Delphine;
car si, comme elle, il avoit été indépendant de l'opinion, comment
auroit-elle senti les inconvéniens de son propre caractère? Elle ne
pouvoit être punie que dans le coeur de celui qu'elle aimoit: n'est-ce pas
là qu'il falloit la frapper? Au milieu de toutes les injustices, de tous les
revers, si l'affection de l'objet qui nous est cher restoit profonde,
sensible, enthousiaste, par quel malheur seroit-on atteint! mais ne
falloit-il pas montrer que l'amour ne règne presque jamais seul dans le
coeur des hommes, et que leur affection s'altère quand on la met
souvent aux prises avec des circonstances défavorables. Sans doute
c'est à un homme qu'il appartient de braver la calomnie et de protéger
contre elle la femme qu'il aime; mais c'est précisément parce qu'il a la
responsabilité d'une autre destinée, qu'il s'inquiète davantage de tout ce

qui peut la compromettre. Il ne faut à une femme, pour être heureuse,
que la certitude d'être parfaitement aimée. L'homme qui fait le sort, la
gloire et le bonheur des objets qui l'entourent, s'occupe nécessairement
de tout ce qui peut influer sur leur avenir.
Des personnes dont je considère beaucoup les jugemens, parce qu'ils
sont fondés sur des motifs respectables, ont trouvé que dans la peinture
du caractère de Léonce j'avois l'air de trop honorer une grande erreur
des institutions sociales, le duel. Sans chercher à discuter ce qu'il ne me
convient pas d'approfondir, je dirai que voulant représenter Léonce
comme craintif devant l'opinion, il falloit nécessairement qu'un autre
genre d'audace relevât son caractère, et qu'une hardiesse, même
imprudente, servît à lui faire pardonner une timidité quelquefois
misérable; d'ailleurs, il est utile d'apprendre aux femmes qu'en bravant
les convenances elles ne se compromettent pas seules, et que l'homme
qui les aime, s'il attache du prix à l'opinion, cherchera, même
inconsidérément, tous les moyens de se venger des attaques dirigées
contre leur réputation. Je suis loin, cependant, d'approuver le caractère
de Léonce en entier; puisqu'il est destiné à faire le malheur de Delphine,
il doit nécessairement avoir do grands torts; mais je crois que Léonce,
tel que je l'ai peint, pouvoit être vivement aimé. Un caractère plus
analogue à celui de Delphine auroit sans doute mieux convenu pour
former une union bien assortie, mais il y a quelque chose d'orageux
dans les passions, qui s'accroît par les inquiétudes mêmes que devoit
exciter Léonce.
Un homme susceptible, ombrageux, et cependant doué d'une âme forte
et courageuse, un homme dont le caractère vous présente à la fois un
appui contre les autres, et un danger pour votre propre bonheur,
s'empare vivement de l'imagination des femmes. Les hommes aiment à
éprouver pour les femmes la douce émotion qu'inspire la foiblesse et la
douceur; les femmes veulent admirer et presque redouter cet être
protecteur qui doit soutenir leurs pas tremblans. La chevalerie nous a
représenté les hommes aux pieds des femmes, obéissant à leurs ordres,
se prosternant devant elles; ce sont des formes brillantes dont il faut
conserver toute la grâce; mais il est peut-être vrai qu'il n'y a point de
passion dans le coeur des femmes, si elles n'éprouvent pas pour l'objet

de leur amour une admiration, un respect qui n'est pas exempt de
crainte, et des sentimens de déférence qui vont presque jusqu'à la
soumission. Or, il me semble que les défauts mêmes de Léonce sont de
nature à produire ce genre d'impression. Malheureusement les causes
qui inspirent l'amour ne sont en aucune manière des garanties de
bonheur: il y a dans ce sentiment des illusions toutes magiques, des
peines qui redoublent l'affection, des torts qui n'éclairent point sur les
défauts de ce qu'on aime. Tant que la surprise n'a point cessé, tant que
le charme n'a point disparu, tant que l'objet de ce sentiment est resté
pour vous un être surnaturel, l'âme agitée n'est point capable de juger ce
qui lui conviendroit à la longue, ce qui pourroit lui donner une destinée,
un repos tranquille et durable. Je ne dis point qu'un sentiment si
tumultueux rende heureux ceux qui l'éprouvent, mais je crois que
quand il existe véritablement, tels sont ses caractères, et qu'un homme
semblable à Léonce est singulièrement fait pour inspirer cette passion,
et pour rendre malheureuse celle qui s'y livre.
Les femmes règnent en souveraines dans les
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