Talbot, un cri lui fit tourner la tête. Debout sur le
seuil, Jeanne lui tendait des mains suppliantes.
Le jeune matelot s'arrêta court. Les autres passèrent sans rien voir.
Jeanne s'était précipitée vers lui. Il la reçut dans ses bras.
Raymond, tu n'iras pas.... C'est la mort, et je ne veux pas, moi, que tu
meures!
Le visage du matelot devint livide:
--Oh! Jeanne, laisse-moi,--supplia-t-il;--les camarades s'embarquent....
Ils vont m'oublier!...
Et, fou d'héroïsme, il voulut s'arracher aux bras noués à son cou. Il
entraînait la jeune fille avec lui, et Jeanne sentait ses forces
l'abandonner, bien que la terreur les eût décuplées, quand un hourra
prolongé ébranla l'air. C'était le canot de sauvetage qui déjà passait
entre les estacades, salué par les acclamations de la foule accourue sur
les quais.
--Vois,--dit Jeanne avec ivresse,--ils partent sans toi!...
Raymond sentit ses genoux fléchir. Puis d'abondantes larmes jaillirent
de ses yeux pendant qu'il murmurait:
--Jeanne, Jeanne..., j'ai manqué à mon devoir!...
V
Il faut avoir été témoin de pareils drames pour comprendre l'émotion
qui saisit tous les coeurs quand le canot, mû par vingt bras vigoureux,
franchit l'extrémité des jetées.
Alors, pas un cri, pas un geste, parmi ce millier de spectateurs qui,
haletants, suivaient du regard et accompagnaient de leurs voeux ces
héros du dévouement....
Vingt fois on les crut perdus, quand une lame monstrueuse soulevait la
barque et la rejetait dans l'abîme. Mais celle-ci reparaissait bientôt,
fiévreuse sous l'impulsion des rameurs: et on la voyait se diriger droit
sur le sloop en détresse.
Ils arrivèrent tout près de ce dernier. Mais l'aborder était difficile, car, à
cet endroit, un banc de rochers montrait sa crête et la mer se soulevait
là en d'immenses rouleaux qui eussent vite fait chavirer le fragile canot.
On les vit alors, après un léger circuit qui les amena sur l'avant du sloop,
s'arrêter comme pour l'observer.... Une heure d'angoisse se passa ainsi
pour la foule massée sur la jetée.
Talbot et quelques matelots observaient la marche du sauvetage.
Raymond, affaissé sur un banc, ne voulait rien voir.... Il pleurait.
Jeanne, assise près de lui, ne trouvant point de mots pour consoler cette
étrange douleur, restait, le regard fixe, toute pâle et frissonnante.
Soudain un cri terrible retentit, répété par des centaines de bouches:
--Perdus!... Ils sont perdus!...
Raymond se dressa. Son visage, encore baigné de larmes, eut une
expression d'horreur indéfinissable, et son regard alla, d'un trait, à
l'endroit où le canot se montrait encore, mais vide!...
Au même instant une main étreignit la sienne.
Jeanne étendait le bras vers la barque:
--Va,--lui dit-elle--meurs ou sauve-les!...
Il la saisit avec folie dans ses bras, la pressa sur son coeur, puis, sans
une parole, s'élança du côté où, déjà, les autres matelots s'étaient
précipités.
VI
Quelques instants après, le second canot, enlevé vigoureusement,
franchissait à son tour les jetées.
Raymond était debout à la barre.... Talbot avait dû lui céder la place.
L'épouvante qui s'était emparée de la foule arrivait à son paroxysme....
Qui savait si ces braves pourraient arriver à temps sur le lieu du sinistre?
N'avaient-ils pas contre eux cette mer inassouvie qui, peut-être, allait
les engloutir comme les premiers?
C'était horrible, et plus d'un détournait la tête pour ne plus voir, quand
un incident nouveau vint ranimer tous les coeurs.
Du côté où le premier canot avait chaviré apparaissait un autre navire,
beaucoup plus vaste que le sloop en détresse. Chacun vit distinctement
une chaloupe s'en détacher et ramer avec énergie vers le canot
naufragé.
Ce nouveau secours fut acclamé par mille hourras et la voix de la foule
étouffa un instant celle de la tempête.
Le canot que dirigeait Raymond volait sur les vagues. La conscience
d'un secours inespéré avait décuplé les forces des rameurs.
Les deux barques furent bientôt à proximité l'une de l'autre. En arrivant
sur le lieu du sinistre, elles ralentirent leur marche, comme pour
s'orienter. On vit les matelots se faire des signes de l'une à l'autre.
Raymond était toujours debout à la barre. Tout à coup on le vit
chanceler et disparaître. Une vague gigantesque, prenant le canot en
poupe, l'avait emporté. Presque aussitôt, une nouvelle vague éloigna les
deux barques l'une de l'autre et, aux gestes désespérés des sauveteurs, il
devint certain que leur malheureux compagnon n'avait pu être sauvé.
Talbot ni Jeanne n'assistèrent à cette seconde partie du drame.
Le pilote avait trouvé la jeune fille évanouie à la place où Raymond lui
avait donné le baiser suprême. En hâte, il l'avait transportée chez lui
pour lui prodiguer ses soins.
Quand le soir vint, sans que son fiancé eût reparu, Jeanne, en proie au
délire, répétait:
--Il est mort!... il est mort!... je lui ai ordonné de mourir!...
VII
Un soir du mois de juin 1883, le port du Havre était animé par l'arrivée
d'un
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