De la Terre à la Lune | Page 6

Jules Verne
qui vous parle, j'ai terminé ce matin une épure, avec plan, coupe et
élévation, d'un mortier destiné à changer les lois de la guerre!
--Vraiment? répliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au
dernier essai de l'honorable J.-T. Maston.
--Vraiment, répondit celui-ci. Mais à quoi serviront tant d'études
menées à bonne fin, tant de difficultés vaincues? N'est-ce pas travailler
en pure perte? Les peuples du Nouveau Monde semblent s'être donné le
mot pour vivre en paix, et notre belliqueux Tribune [Le plus fougueux
journal abolitionniste de l'Union.] en arrive pronostiquer de prochaines
catastrophes dues à l'accroissement scandaleux des populations!
--Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours
en Europe pour soutenir le principe des nationalités!
--Eh bien?
--Eh bien! il y aurait peut-être quelque chose à tenter là-bas, et si l'on
acceptait nos services...
--Y pensez-vous? s'écria Bilsby. Faire de la balistique au profit des
étrangers!
--Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le colonel.
--Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut
même pas songer à cet expédient.
--Et pourquoi cela? demanda le colonel.
--Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des idées sur l'avancement qui
contrarieraient toutes nos habitudes américaines. Ces gens-là ne
s'imaginent pas qu'on puisse devenir général en chef avant d'avoir servi
comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait à dire qu'on ne saurait être
bon pointeur à moins d'avoir fondu le canon soi-même! Or, c'est tout
simplement...
--Absurde! répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras de son
fauteuil à coups de «bowie-knife» [Couteau à large lame.], et puisque

les choses en sont là, il ne nous reste plus qu'à planter du tabac ou à
distiller de l'huile de baleine!
--Comment! s'écria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces dernières
années de notre existence, nous ne les emploierons pas au
perfectionnement des armes à feu! Une nouvelle occasion ne se
rencontrera pas d'essayer la portée de nos projectiles! L'atmosphère ne
s'illuminera plus sous l'éclair de nos canons! Il ne surgira pas une
difficulté internationale qui nous permette de déclarer la guerre à
quelque puissance transatlantique! Les Français ne couleront pas un
seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mépris du droit
des gens, trois ou quatre de nos nationaux!
--Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce
bonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produira, et, se produisît-il,
nous n'en profiterions même pas! La susceptibilit américaine s'en va de
jour en jour, et nous tombons en quenouille!
--Oui, nous nous humilions! répliqua Bilsby.
--Et on nous humilie! riposta Tom Hunter.
--Tout cela n'est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec une nouvelle
véhémence. Il y a dans l'air mille raisons de se battre et l'on ne se bat
pas! On économise des bras et des jambes, et cela au profit de gens qui
n'en savent que faire! Et tenez, sans chercher si loin un motif de guerre,
l'Amérique du Nord n'a-t-elle pas appartenu autrefois aux Anglais?
--Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa
béquille.
--Eh bien! reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre à son tour
n'appartiendrait-elle pas aux Américains?
--Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.
--Allez proposer cela au président des États-Unis, s'écria J.-T. Maston,
et vous verrez comme il vous recevra!
--Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il avait
sauvées de la bataille.
--Par ma foi, s'écria J.-T. Maston, aux prochaines élections il n'a que
faire de compter sur ma voix!
--Ni sur les nôtres, répondirent d'un commun accord ces belliqueux
invalides.
--En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me
fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ

de bataille, je donne ma démission de membre du Gun-Club, et je cours
m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas!
--Nous vous y suivrons», répondirent les interlocuteurs de l'audacieux
J.-T. Maston.
Or, les choses en étaient là, les esprits se montaient de plus en plus, et
le club était menacé d'une dissolution prochaine, quand un événement
inattendu vint empêcher cette regrettable catastrophe.
Le lendemain même de cette conversation, chaque membre du cercle
recevait une circulaire libellée en ces termes:
_Baltimore, 3 octobre._
_Le président du Gun-Club a l'honneur de prévenir ses collègues qu' la
séance du 5 courant il leur fera une communication de nature à les
intéresser vivement. En conséquence, il les prie, toute affaire cessante,
de se rendre à l'invitation qui leur est faite par la présente._
_Très cordialement leur_ IMPEY BARBICANE, P. G.-C.
II -------------------- COMMUNICATION DU PRÉSIDENT
BARBICANE
Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte se pressait dans
les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du cercle
résidant à Baltimore s'étaient rendus à l'invitation de leur président.
Quant aux membres correspondants, les express les débarquaient par
centaines
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