De la Terre à la Lune | Page 5

Jules Verne
jetait soixante-dix ennemis
par terre? Qu'étaient ces feux surprenants d'Iéna ou d'Austerlitz qui
décidaient du sort de la bataille? On en avait vu bien d'autres pendant la
guerre fédérale! Au combat de Gettysburg, un projectile conique lancé
par un canon rayé atteignit cent soixante-treize confédérés; et, au
passage du Potomac, un boulet Rodman envoya deux cent quinze
Sudistes dans un monde évidemment meilleur. Il faut mentionner
également un mortier formidable inventé par J.-T. Maston, membre
distingué et secrétaire perpétuel du Gun-Club, dont le résultat fut bien
autrement meurtrier, puisque, son coup d'essai, il tua trois cent
trente-sept personnes, --en éclatant, il est vrai!
Qu'ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes? Rien. Aussi
admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le statisticien
Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombées sous les boulets
par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de ceux-ci
avait tué pour son compte une «moyenne» de deux mille trois cent
soixante-quinze hommes et une fraction.
A considérer un pareil chiffre, il est évident que l'unique préoccupation
de cette société savante fut la destruction de l'humanité dans un but
philanthropique, et le perfectionnement des armes de guerre,
considérées comme instruments de civilisation.
C'était une réunion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs
fils du monde.
Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s'en tinrent
pas seulement aux formules et qu'ils payèrent de leur personne. On
comptait parmi eux des officiers de tout grade, lieutenants ou généraux,
des militaires de tout âge, ceux qui débutaient dans la carrière des
armes et ceux qui vieillissaient sur leur affût. Beaucoup restèrent sur le
champ de bataille dont les noms figuraient au livre d'honneur du
Gun-Club, et de ceux qui revinrent la plupart portaient les marques de
leur indiscutable intrépidité. Béquilles, jambes de bois, bras articulés,
mains à crochets, mâchoires en caoutchouc, crânes en argent, nez en
platine, rien ne manquait à la collection, et le susdit Pitcairn calcula
également que, dans le Gun-Club, il n'y avait pas tout à fait un bras

pour quatre personnes, et seulement deux jambes pour six.
Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si près, et ils se
sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d'une bataille relevait un
nombre de victimes décuple de la quantité de projectiles dépensés.
Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par les
survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les mortiers
se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons, la tête
basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s'empilèrent dans les parcs,
les souvenirs sanglants s'effacèrent, les cotonniers poussèrent
magnifiquement sur les champs largement engraissés, les vêtements de
deuil achevèrent de s'user avec les douleurs, et le Gun-Club demeura
plongé dans un désoeuvrement profond.
Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien encore à
des calculs de balistique; ils rêvaient toujours de bombes gigantesques
et d'obus incomparables. Mais, sans la pratique, pourquoi ces vaines
théories? Aussi les salles devenaient désertes, les domestiques
dormaient dans les antichambres, les journaux moisissaient sur les
tables, les coins obscurs retentissaient de ronflements tristes, et les
membres du Gun-Club, jadis si bruyants, maintenant réduits au silence
par une paix désastreuse, s'endormaient dans les rêveries de l'artillerie
platonique!
«C'est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses
jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir. Rien faire!
rien à espérer! Quelle existence fastidieuse! Où est le temps où le canon
vous réveillait chaque matin par ses joyeuses détonations?
--Ce temps-là n'est plus, répondit le fringant Bilsby, en cherchant se
détirer les bras qui lui manquaient. C'était un plaisir alors! On inventait
son obusier, et, à peine fondu, on courait l'essayer devant l'ennemi; puis
on rentrait au camp avec un encouragement de Sherman ou une poignée
de main de MacClellan! Mais, aujourd'hui, les généraux sont retournés
à leur comptoir, et, au lieu de projectiles, ils expédient d'inoffensives
balles de coton! Ah! par sainte Barbe! l'avenir de l'artillerie est perdu en
Amérique!
--Oui, Bilsby, s'écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles
déceptions! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce au
maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de
bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ans plus tard, il faut

perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une déplorable
oisiveté et fourrer ses mains dans ses poches.
Quoi qu'il pût dire, le vaillant colonel eût été fort empêché de donner
une pareille marque de son désoeuvrement, et cependant, ce n'étaient
pas les poches qui lui manquaient.
«Et nulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Maston, en
grattant de son crochet de fer son crâne en gutta-percha. Pas un nuage à
l'horizon, et cela quand il y a tant à faire dans la science de l'artillerie!
Moi
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