De léducation dun homme sauvage | Page 8

Jean Itard

du froid, se servait de la main pour reconnaître la température du bain,
et refusait d'y entrer quand il n'était que médiocrement chaud. La même
cause lui fit bientôt apprécier l'utilité des vêtemens, qu'il n'avait
supportés jusque-là qu'avec beaucoup d'impatience. Cette utilité une
fois connue, il n'y avait qu'un pas à faire pour le forcer à s'habiller
lui-même. On y parvint au bout de quelques jours, en le laissant chaque
matin exposé au froid à côté de ses habillemens, jusqu'à ce qu'il sût
lui-même s'en revêtir. Un expédient à-peu-près pareil suffît pour lui
donner en même-tems des habitudes de propreté; au point que la
certitude de passer la nuit dans un lit froid et humide l'accoutuma à se
lever pour satisfaire à ses besoins.
[8] Lacase: Idée de l'homme physique et moral.--Laroche: Analyse des
fonctions du systême nerveux.--Fouquet, article Sensibilité de
l'Encyclopédie par ordre alphabétique.
[9] Montesquieu: Esprit des Lois, livre XIV.
Je fis joindre à l'administration des bains, l'usage des frictions sèches le
long de l'épine vertébrale, et même des chatouillemens dans la région
lombaire. Ce dernier moyen n'était pas un des moins excitans; je me vis
même contraint de le proscrire, quand ses effets ne se bornèrent plus à
produire des mouvemens de joie, mais parurent s'étendre encore aux
organes de la génération, et menacer d'une direction fâcheuse les
premiers mouvemens d'une puberté déjà trop précoce.
À ces stimulans divers, je dûs joindre encore ceux, non moins excitans,
des affections de l'âme. Celles dont il était susceptible à cette époque se
réduisaient à deux: la joie et la colère. Je ne provoquais celle-ci qu'à des
distances éloignées, pour que l'accès en fut plus violent, et toujours
avec une apparence bien évidente de justice. Je remarquais quelquefois
alors que dans le fort de son emportement, son intelligence semblait
acquérir une sorte d'extension qui lui fournissait, pour le tirer d'affaire,
quelque expédient ingénieux. Une fois que nous voulions lui faire
prendre un bain qui n'était encore que médiocrement chaud, et que nos

instances réitérées avaient violemment allumé sa colère, voyant que sa
gouvernante était peu convaincue par les fréquentes épreuves qu'il
faisait lui-même, de la fraîcheur de l'eau avec le bout de ses doigts, il se
retourne vers elle avec vivacité, se saisit de sa main, et la lui plonge
dans la baignoire.
Que je dise encore un trait de cette nature. Un jour qu'il était dans mon
cabinet, assis sur une ottomane, je vins m'asseoir à ses côtés, et placer
entre nous une bouteille de Leyde légèrement chargée. Une petite
commotion qu'il en avait reçue la veille, lui en avait fait connaître
l'effet. À voir l'inquiétude que lui causait l'approche de cet instrument,
je crus qu'il allait l'éloigner en le saisissant par le crochet. Il prit un
parti plus sage: ce fut de mettre ses mains dans l'ouverture de son gilet,
et de se reculer de quelques pouces, de manière que sa cuisse ne
touchât plus au revêtement extérieur de la bouteille. Je me rapprochai
de nouveau, et la replaçai encore entre nous. Autre mouvement de sa
part; autres dispositions de la mienne. Ce petit manège continua jusqu'à
ce que, rencoigné à l'extrémité de l'ottomane, se trouvant borné en
arrière par la muraille, en avant par une table, et de mon côté par la
fâcheuse machine, il ne lui fut plus possible d'exécuter un seul
mouvement. C'est alors que saisissant le moment où j'avançais mon
bras pour amener le sien, il m'abaissa très-adroitement le poignet sur le
crochet de la bouteille. J'en reçus la décharge.
Mais si quelquefois, malgré l'intérêt vif que m'inspirait ce jeune
orphelin, je prenais sur moi d'exciter sa colère, je ne laissais passer
aucune occasion de lui procurer de la joie; et certes il n'était besoin
pour y réussir d'aucun moyen difficile ni coûteux. Un rayon de soleil,
reçu sur un miroir, réfléchi dans sa chambre et promené sur le plafond;
un verre d'eau que l'on faisait tomber goutte à goutte et d'une certaine
hauteur, sur le bout de ses doigts, pendant qu'il était dans le bain; alors
aussi un peu de lait contenu dans une écuelle de bois que l'on plaçait à
l'extrémité de sa baignoire, et que les oscillations de l'eau faisaient
dériver peu à peu, au milieu des cris de joie, jusqu'à la portée de ses
mains: voilà à-peu-près tout ce qu'il fallait pour récréer et réjouir,
souvent jusqu'à l'ivresse, cet enfant de la nature.

Tels furent, entre une foule d'autres, les stimulans, tant physiques que
moraux, avec lesquels je tâchai de développer la sensibilité de ses
organes. J'en obtins, après trois mois, un excitement général de toutes
les forces sensitives. Alors le toucher se montra sensible à l'impression
des corps chauds ou froids, unis ou raboteux, mous ou résistans. Je
portais, en ce tems-là, un pantalon de velours, sur lequel il semblait
prendre
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