Cyrano de Bergerac (French text) | Page 5

Edmond Rostand
assez joli, mais n'est pas ajuste Au dernier
gout.
LIGNIERE (a Cuigy): Monsieur debarque de Touraine.
CHRISTIAN: Oui, je suis a Paris depuis vingt jours a peine. J'entre aux gardes demain,
dans les Cadets.
PREMIER MARQUIS (regardant les personnes qui entrent dans les loges): Voila La
presidente Aubry!
LA DISTRIBUTRICE: Oranges, lait. . .
LES VIOLONS (s'accordant): La. . .la. . .
CUIGY (a Christian, lui designant la salle qui se garnit): Du monde!
CHRISTIAN: Eh, oui, beaucoup,
PREMIER MARQUIS: Tout le bel air!
(Ils nomment les femmes a mesure qu'elles entrent, tres parees, dans les loges. Envois de
saluts, reponses de sourires.)
DEUXIEME MARQUIS: Madames De Guemene. . .
CUIGY: De Bois-Dauphin. . .

PREMIER MARQUIS: Que nous aimames. . .
BRISSAILLE: De Chavigny. . .
DEUXIEME MARQUIS: Qui de nos coeurs va se jouant!
LIGNIERE: Tiens, monsieur de Corneille est arrive de Rouen.
LE JEUNE HOMME (a son pere): L'Academie est la?
LE BOURGEOIS: Mais. . .j'en vois plus d'un membre; Voici Boudu, Boissat, et Cureau
de la Chambre; Porcheres, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud. . . Tous ces noms dont
pas un ne mourra, que c'est beau!
PREMIER MARQUIS: Attention! nos precieuses prennent place: Barthenoide,
Urimedonte, Cassandace, Felixerie. . .
DEUXIEME MARQUIS (se pamant): Ah! Dieu! leurs surnoms sont exquis! Marquis, tu
les sais tous?
PREMIER MARQUIS: Je les sais tous, marquis!
LIGNIERE (prenant Christian a part): Mon cher, je suis entre pour vous rendre service:
La dame ne vient pas. Je retourne a mon vice.
CHRISTIAN (suppliant): Non!. . .Vous, qui chansonnez et la ville et la cour, Restez:
vous me direz pour qui je meurs d'amour.
LE CHEF DES VIOLONS (frappant sur son pupitre, avec son archet): Messieurs les
violons!. . .
(Il leve son archet.)
LA DISTRIBUTRICE: Macarons, citronnee. . .
(Les violons commencent a jouer.)
CHRISTIAN: J'ai peur qu'elle ne soit coquette et raffinee, Je n'ose lui parler car je n'ai
pas d'esprit. Le langage aujourd'hui qu'on parle et qu'on ecrit, Me trouble. Je ne suis qu'un
bon soldat timide. --Elle est toujours a droite, au fond: la loge vide.
LIGNIERE (faisant mine de sortir): Je pars.
CHRISTIAN (le retenant encore): Oh! non, restez!
LIGNIERE: Je ne peux. D'Assoucy M'attend au cabaret. On meurt de soif, ici.
LA DISTRIBUTRICE (passant devant lui avec un plateau): Orangeade?

LIGNIERE: Fi!
LA DISTRIBUTRICE: Lait?
LIGNIERE: Pouah!
LA DISTRIBUTRICE: Rivesalte?
LIGNIERE: Halte! (A Christian): Je reste encore un peu.--Voyons ce rivesalte?
(Il s'assied pres du buffet. La distributrice lui verse du rivesalte.)
CRIS (dans le public a l'entree d'un petit homme grassouillet et rejoui): Ah!
Ragueneau!. . .
LIGNIERE (a Christian): Le grand rotisseur Ragueneau.
RAGUENEAU (costume de patissier endimanche, s'avancant vivement vers Ligniere):
Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano?
LIGNIERE (presentant Ragueneau a Christian): Le patissier des comediens et des poetes!
RAGUENEAU (se confondant): Trop d'honneur. . .
LIGNIERE: Taisez-vous, Mecene que vous etes!
RAGUENEAU: Oui, ces messieurs chez moi se servent. . .
LIGNIERE: A credit. Poete de talent lui-meme. . .
RAGUENEAU: Ils me l'ont dit.
LIGNIERE: Fou de vers!
RAGUENEAU: Il est vrai que pour une odelette. . .
LIGNIERE: Vous donnez une tarte. . .
RAGUENEAU: Oh! une tartelette!
LIGNIERE: Brave homme, il s'en excuse! Et pour un triolet Ne donnates-vous pas?. . .
RAGUENEAU: Des petits pains!
LIGNIERE (severement): Au lait. --Et le theatre, vous l'aimez?
RAGUENEAU: Je l'idolatre.
LIGNIERE: Vous payez en gateaux vos billets de theatre! Votre place, aujourd'hui, la,

voyons, entre nous, Vous a coute combien?
RAGUENEAU: Quatre flans. Quinze choux. (Il regarde de tous cotes): Monsieur de
Cyrano n'est pas la? Je m'etonne.
LIGNIERE: Pourquoi?
RAGUENEAU: Montfleury joue!
LIGNIERE: En effet, cette tonne Va nous jouer ce soir le role de Phedon. Qu'importe a
Cyrano?
RAGUENEAU: Mais vous ignorez donc? Il fit a Montfleury, messieurs, qu'il prit en
haine, Defense, pour un mois, de reparaitre en scene.
LIGNIERE (qui en est a son quatrieme petit verre): Eh bien?
RAGUENEAU: Montfleury joue!
CUIGY (qui s'est rapproche de son groupe): Il n'y peut rien.
RAGUENEAU: Oh! oh! Moi, je suis venu voir!
PREMIER MARQUIS: Quel est ce Cyrano?
CUIGY: C'est un garcon verse dan les colichemardes.
DEUXIEME MARQUIS: Noble?
CUIGY: Suffisamment. Il est cadet aux gardes. (Montrant un gentilhomme qui va et vient
dans la salle comme s'il cherchait quelqu'un): Mais son ami Le Bret peut vous dire. . . (Il
appelle): Le Bret! (Le Bret descend vers eux): Vous cherchez Bergerac?
LE BRET: Oui, je suis inquiet!. . .
CUIGY: N'est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires?
LE BRET (avec tendresse): Ah, c'est le plus exquis des etres sublunaires!
RAGUENEAU: Rimeur!
CUIGY: Bretteur!
BRISSAILLE: Physicien!
LE BRET: Musicien!
LIGNIERE: Et quel aspect heteroclite que le sien!

RAGENEAU: Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne Le solennel monsieur
Philippe de Champaigne; Mais bizarre, excessif, extravagant, falot, Il eut fourni,
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