Cyrano de Bergerac (French text) | Page 9

Edmond Rostand
lui repondre?. . .
LE VICOMTE: Personne? Attendez! Je vais lui lancer un de ces traits!. . . (Il s'avance vers Cyrano qui l'observe, et se campant devant lui d'un air fat): Vous. . .vous avez un nez. . .heu. . .un nez. . .tres grand.
CYRANO (gravement): Tres!
LE VICOMTE (riant): Ha!
CYRANO (imperturbable): C'est tout?. . .
LE VICOMTE: Mais. . .
CYRANO: Ah! non! c'est un peu court, jeune homme! On pouvait dire. . .Oh! Dieu!. . .bien des choses en somme. . . En variant le ton,--par exemple, tenez: Agressif: 'Moi, monsieur, si j'avais un tel nez Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse!' Amical: 'Mais il doit tremper dans votre tasse! Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap!' Descriptif: 'C'est un roc!. . .c'est un pic!. . .c'est un cap! Que dis-je, c'est un cap?. . .C'est une peninsule!' Curieux: 'De quoi sert cette oblongue capsule? D'ecritoire, monsieur, ou de boite a ciseaux?' Gracieux: 'Aimez-vous a ce point les oiseaux Que paternellement vous vous preoccupates De tendre ce perchoir a leur petites pattes?' Truculent: 'Ca, monsieur, lorsque vous petunez, La vapeur du tabac vous sort-elle du nez Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminee?' Prevenant: 'Gardez-vous, votre tete entrainee Par ce poids, de tomber en avant sur le sol!' Tendre: 'Faites-lui faire un petit parasol De peur que sa couleur au soleil ne se fane!' Pedant: 'L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane Appelle Hippocampelephantocamelos Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os!' Cavalier: 'Quoi, l'ami, ce croc est a la mode? Pour pendre son chapeau, c'est vraiment tres commode!' Emphatique: 'Aucun vent ne peut, nez magistral, T'enrhumer tout entier, excepte le mistral!' Dramatique: 'C'est la Mer Rouge quand il saigne!' Admiratif: 'Pour un parfumeur, quelle enseigne!' Lyrique: 'Est-ce une conque, etes-vous un triton?' Naif: 'Ce monument, quand le visite-t-on?' Respectueux: 'Souffrez, monsieur, qu'on vous salue, C'est la ce qui s'appelle avoir pignon sur rue!' Campagnard: 'He, arde! C'est-y un nez? Nanain! C'est queuqu'navet geant ou ben queuqu'melon nain!' Militaire: 'Pointez contre cavalerie!' Pratique: 'Voulez-vous le mettre en loterie? Assurement, monsieur, ce sera le gros lot!' Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot: 'Le voila donc ce nez qui des traits de son maitre A detruit l'harmonie! Il en rougit, le traitre!' --Voila ce qu'a peu pres, mon cher, vous m'auriez dit Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit: Mais d'esprit, o le plus lamentable des etres, Vous n'en eutes jamais un atome, et de lettres Vous n'avez que les trois qui forment le mot: sot! Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut Pour pouvoir la, devant ces nobles galeries, Me servir toutes ces folles plaisanteries, Que vous n'en eussiez pas articule le quart De la moitie du commencement d'une, car Je me les sers moi-meme, avec assez de verve, Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve.
DE GUICHE (voulant emmener le vicomte petrifie): Vicomte, laissez donc!
LE VICOMTE (suffoque): Ces grands airs arrogants! Un hobereau qui. . .qui. . .n'a meme pas de gants! Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses!
CYRANO: Moi, c'est moralement que j'ai mes elegances. Je ne m'attife pas ainsi qu'un freluquet, Mais je suis plus soigne si je suis moins coquet; Je ne sortirais pas avec, par negligence, Un affront pas tres bien lave, la conscience Jaune encor de sommeil dans le coin de son oeil, Un honneur chiffonne, des scrupules en deuil. Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise, Empanache d'independance et de franchise; Ce n'est pas une taille avantageuse, c'est Mon ame que je cambre ainsi qu'en un corset, Et tout couvert d'exploits qu'en rubans je m'attache, Retroussant mon esprit ainsi qu'une moustache, Je fais, en traversant les groupes et les ronds, Sonner les verites comme des eperons.
LE VICOMTE: Mais, monsieur. . .
CYRANO: Je n'ai pas de gants?. . .la belle affaire! Il m'en restait un seul. . .d'une tres vieille paire! --Lequel m'etait d'ailleurs encor fort importun: Je l'ai laisse dans la figure de quelqu'un.
LE VICOMTE: Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule!
CYRANO (otant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se presenter): Ah?. . .Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule De Bergerac.
(Rires.)
LE VICOMTE (exaspere): Bouffon!
CYRANO (poussant un cri comme lorsqu'on est saisi d'une crampe): Ay!. . .
LE VICOMTE (qui remontait, se retournant): Qu'est-ce encor qu'il dit?
CYRANO (avec des grimaces de douleur): Il faut la remuer car elle s'engourdit. . . --Ce que c'est que de la laisser inoccupee!-- Ay!. . .
LE VICOMTE: Qu'avez-vous?
CYRANO: J'ai des fourmis dans mon epee!
LE VICOMTE (tirant la sienne): Soit!
CYRANO: Je vais vous donner un petit coup charmant.
LE VICOMTE (meprisant): Poete!. . .
CYRANO: Oui, monsieur, poete! et tellement, Qu'en ferraillant je vais--hop!--a l'improvisade, Vous composer une ballade.
LE VICOMTE: Une ballade?
CYRANO: Vous ne vous doutez pas de ce que c'est, je crois?
Le vicomte: Mais. . .
CYRANO (recitant comme une lecon): La ballade,
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