Corysandre | Page 7

Hector Malot
consacrerai mon prochain article tout entier.

--Avec discrétion, n'est-ce pas? C'est un service, que je vous demande;
si vous pouvez ne pas parler de moi n'en parlez pas; j'ai l'horreur de
tout ce qui ressemble à la réclame.
--Si cela vous contrarie trop, je peux ne rien dire de cette fête.
--Oh! non, je ne veux pas, vous demander ce sacrifice: je comprends
qu'un sujet d'article est chose précieuse, et je ne veux pas vous priver de
celui-là; seulement je vous prie d'observer une certaine réserve en tout
ce qui me touche personnellement, ou mieux, vous voyez que j'agis
avec vous en toute franchise, je vous prie si vous n'envoyez pas votre
article tout de suite, de me le lire. Voulez-vous?
--Volontiers.
--Comme cela je serai responsable de ce que vous aurez dit et je ne
pourrai avoir pour votre obligeance et votre sympathie que des
sentiments de reconnaissance. A demain, n'est-ce pas?
Le lendemain, aux heures qu'il avait eu soin d'échelonner pour que ceux
qui devaient trompéter son nom ne se trouvassent point nez à nez, il
entendit la lecture des différents articles qui allaient chanter sa gloire
aux quatre coins du monde; et alors ce furent de sa part des éloges sans
fin.
--Charmant, adorable! quel talent; mon Dieu! C'est une perle, cet article,
je n'ai jamais rien lu d'aussi joli, et quelle délicatesse de touche, quelle
grâce! Je ne risquerai qu'une observation. Vous permettez, n'est-ce pas?
--Comment donc.
--C'est une prière que je veux dire: la réserve que je vous avais
demandée, vous ne l'avez peut-être pas observée aussi complète que
j'aurais voulu, mais passons; ce que je désire, ce n'est pas une
suppression, c'est une addition: je serais bien aise que vous glissiez un
mot sur mon titre et sur le rang que j'occupe dans la noblesse russe; il y
a tant de princes russes d'une noblesse douteuse,--ce n'est pas
positivement pour Otchakoff que je dis cela,--je ne voudrais pas que le
public français, mal instruit de ces choses, me confondît avec ces
gens-là; voulez-vous?
--Avec plaisir.
--Alors je vais vous donner des renseignements... authentiques.
Avec le second les éloges reprirent:
--Charmant, adorable! quel talent, mon Dieu!
Il ne présenta aussi qu'une observation, «non pour demander une

suppression, mais pour indiquer une addition qui lui serait agréable».
--Ce serait de glisser un mot sur ma fortune, il y a tant de fortunes
russes peu solides que je ne voudrais pas qu'on confondît la mienne
avec celles-là, et qu'on crût que parce que je donne des fêtes je me livre
à des prodigalités et à des folies; si vous le désirez je vais vous donner
des renseignements... authentiques. Pour ma noblesse, il est inutile d'en
rien dire, elle est, grâce à Dieu, bien connue.
Avec le troisième, il commença aussi par des éloges et ce ne fut
qu'après avoir épuisé toute sa collection d'adjectifs qu'il demanda une
petite addition, non pour parler de sa noblesse ou de sa fortune: elles
étaient, grâce à Dieu, bien connues; mais pour qu'on rappelât son duel
avec le comte de San-Estevan et pour qu'on glissât un mot discret sur la
fermeté et le courage qu'il avait montrés en cette circonstance.
Avec le quatrième, l'addition ne dut porter ni sur la noblesse, ni sur la
fortune, ni sur son courage, toutes choses qui, grâce à Dieu, étaient de
notoriété publique, mais sur sa générosité; parce qu'il donnait des fêtes
qui lui coûtaient fort cher, il ne voulait pas qu'on crût qu'il ne pensait
pas aux malheureux.
Otchakoff était battu.

IV
On ne pouvait pas parler ainsi du mariage de Savine avec la belle
Corysandre sans que ce bruit arrivât aux oreilles de la personne qui
justement avait le plus grand intérêt à l'apprendre: Raphaëlle, la
maîtresse du prince, retenue à Paris par le rôle qu'elle jouait dans une
pièce en vogue, et aussi parce que son amant n'avait pas voulu
l'emmener avec lui.
Mais elle connaissait trop bien son prince pour admettre que ce mariage
fût possible: Savine ne se marierait que quand il serait impotent, et ce
serait pour avoir une garde-malade sûre, dont il provoquerait la
sollicitude, l'intérêt et les soins par toutes sortes de belles promesses,
que naturellement il ne tiendrait pas. Quant à penser qu'il était pris par
l'amour et la passion, cette idée était pour elle si drôle et si
invraisemblable qu'elle ne s'y arrêtait même pas: Savine amoureux,
Savine passionné; cela la faisait rire aux éclats.
Ce fut même par un de ces éclats de rire qu'elle accueillit la première
fois cette nouvelle, quand une de ses bonnes amies vint la lui annoncer

hypocritement avec des larmes dans la voix, mais aussi avec la juste
satisfaction dans le coeur qu'éprouve une pauvre femme qui n'a pas eu
en ce monde la chance à laquelle elle avait droit, à
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