Corysandre | Page 5

Hector Malot
chez elle le sang noir a si bien disparu qu'il n'en reste plus
trace, même pour l'oeil exercé d'un créole; ni la paume de sa main, ni
ses ongles ne disent plus rien de son origine.
C'était cette belle Corysandre qui, lorsque les salons s'étaient fermés à
Paris, était venue avec sa mère passer la saison à Bade.
Et là on avait parlé d'elle comme on en avait parlé à Paris, car s'il est
des gens qui passent partout inaperçus, il en est d'autres qui ne peuvent
faire un pas sans provoquer le tapage et la curiosité.
Cependant, leur installation fort modeste dans un petit chalet des allées

de Lichtenthal n'avait rien du faste insolent de quelques étrangers qui
semblent n'être venus à Bade que pour y trouver le plaisir de dépenser
leur argent avec ostentation: trois domestiques noirs, un homme et deux
femmes; une calèche louée au mois; il n'y avait certes pas là de quoi
forcer l'attention; avec cela un cercle de relations assez banal, une loge
au théâtre, une heure de station à la musique, une promenade rapide
dans les salons de la Conversation sans jamais risquer un florin à la
table de la roulette, tous les matins la messe à l'église catholique, c'était
tout.
Il était impossible de mener une vie plus simple et cependant...
Cependant toutes les fois que madame de Barizel et sa fille se
montraient quelque part, il n'y avait plus d'yeux que pour elles ou tout
au moins pour Corysandre, et instantanément c'était d'elles qu'on
s'occupait.
--Pourquoi parle-t-on tant d'elle, même dans les journaux?
--Notre temps est celui de la réclame; tout finit par se placer avec des
annonces bien faites et souvent répétées: la mère s'entoure de
journalistes.
S'il n'était pas rigoureusement exact de dire que madame de Barizel
recherchait les journalistes, au moins était-ce vrai en partie et
particulièrement pour un correspondant de journaux français et
américains nommé Leplaquet.
Ancien médecin dans la marine de l'État, ancien directeur d'un journal
français à Bâton-Rouge, Leplaquet était bien réellement le commensal
de madame de Barizel et en quelque sorte son homme d'affaires, au
moins pour certaines affaires. On disait et il le racontait lui-même, qu'il
l'avait connue en Amérique, où il avait été son ami et plus encore l'ami
de M. de Barizel; à propos de cette liaison ancienne il était même plein
d'histoires plus ou moins intéressantes qu'il contait volontiers, même
sans qu'on les lui demandât, et dans lesquelles la grosse fortune et la
haute situation de son ami le comte de Barizel, un type d'honneur et
d'intrépidité, remplissaient toujours une place considérable; en
Amérique, où lui Leplaquet, était un personnage, il n'avait connu que
des personnages, et parmi les plus élevés, son bon ami Barizel.
Ces histoires, on les écoutait parce qu'elles étaient généralement bien
dites et avec une verve méridionale qui s'imposait; mais on les eût
peut-être mieux accueillies et avec plus de confiance si le conteur avait

été plus sympathique. Malheureusement ce n'était pas le cas de
Leplaquet, qui, avec sa face plate, son front bas, ses yeux fuyants, son
air sombre, son attitude hésitante, inspirait plutôt la défiance que la
sympathie, la répulsion que l'attraction.
D'autre part, le trop d'empressement qu'il mettait à les conter à tout
propos et souvent hors de propos leur nuisait aussi: on s'étonnait que
cet homme qui, ordinairement, disait du mal de tout le monde, cherchât
si obstinément les occasions de dire du bien de la seule madame de
Barizel.
De même on cherchait aussi pourquoi il déployait tant de zèle à racoler
des convives pour les dîners de madame de Barizel.
Bien entendu, c'était dans son monde qu'il les prenait, ces convives,
parmi les artistes, les musiciens, les peintres, les sculpteurs, surtout
parmi les journalistes, ses confrères, français ou étrangers; il suffisait,
qu'on tînt une plume, quelle qu'elle fût, pour être invité par lui chez
madame de Barizel.
Bien que des invitations de ce genre fussent assez fréquentes à Bade, où
plus d'une femme en vue employait ses amis à l'enrôlement d'une petite
cour composée de gens qui avaient un nom, la persistance et l'activité
que Leplaquet apportait à ces enrôlements étaient si grandes qu'elles ne
pouvaient pas ne pas provoquer un certain étonnement. C'était à croire
qu'il guettait ceux qu'il pouvait inviter, car dès qu'ils arrivaient et à
leurs premiers pas dans Bade, il sautait sur eux et les enveloppait.
Le lendemain, l'invité de Leplaquet s'asseyait à la droite de la comtesse
de Barizel, qui se montrait une femme supérieure dans l'art de
chatouiller la vanité littéraire de son convive, dont la veille elle ne
connaissait même pas le nom, lui répétant avec une grâce pleine de
charme la leçon qu'elle avait apprise de Leplaquet; et le surlendemain,
au sortir du lit, de bonne heure, encore sous l'influence des beaux yeux
de
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