en correspondance avec une étrangère. Je
pensais donc que je n'aurais de vous que des remerciements aimables et pleins de bonté,
et que vous en chargeriez M. Hyde de Neuville, lorsque vous le reverriez.
Ce matin, parmi les lettres qu'on m'apporte, j'en vois une qui me frappe. Une écriture qui
m'est étrangère: sur le cachet, des lettres initiales qui ne me l'ont jamais été m'annoncent
bien vite de qui elle me vient. Alors le coeur me manque, et je n'ose plus l'ouvrir. Bien
que je ne sois pas très heureuse, je suis, je crois, difficile en bonheur. Ce mot de La
Bruyère, _Il est malaisé d'être content de quelqu'un_, me revenait pour m'effrayer. Je
sentais que j'allais recevoir une décision bien plus importante pour moi que si elle eût fixé
les plus grands intérêts de ma vie extérieure. Je tâchais de me fortifier contre la perte
d'une espérance trop douce. Je la jugeais moi-même chimérique. J'ouvre enfin cette lettre
si désirée et maintenant si redoutée. Un coup d'oeil rapide me montre qu'elle est longue,
qu'elle est de votre main; je vois briller ce nom chéri, synonyme de tout ce qu'il y a de
plus noble et de plus beau dans ce monde: et les mots de reconnaissance, d'amitié, de
tendre hommage, frappent mes yeux et mon coeur. Mon Dieu! que ce moment m'a été
doux! Je ne connaissais pas le tumulte d'idées et de sentiments dans lequel jette un
bonheur inattendu: il m'a fallu du temps pour m'en remettre.
Mais est-il vrai, monsieur le vicomte, qu'avec la généreuse confiance de l'âme la plus
belle qui fût jamais, vous acceptiez une affection étrangère, et lui remettiez le soin de
remplacer les ingrats qui vous ont fui? Avec quelle vive et profonde reconnaissance je
reçois cet honneur! Avec quel plaisir j'ose vous donner l'assurance que je le mérite! Ah!
tout le monde, sans doute, vous admire et vous honore: beaucoup de personnes vous
aiment: mais aucune ne saura vous chérir mieux que moi.
Vous me demandez ce que je pense? Cette question que votre bonté m'adresse est un
bonheur de plus pour moi, je n'aurais jamais osé vous entretenir avec quelque détail des
sentiments que je vous ai voués depuis mon enfance. Ils ont toujours rempli mon coeur et
tenu une si grande place dans ma vie qu'ils se répandent quelquefois dans mes
conversations et surtout dans mes lettres. Le hasard m'en a fait retrouver plusieurs ici,
écrites à diverses personnes, en différentes circonstances et à des époques très éloignées.
En copiant pour vous, monsieur le vicomte, quelques-uns des passages où je parle de
vous, vous verrez non seulement ce que je pense à présent, mais ce que j'ai toujours pensé.
Alors mes inquiétudes du 13 novembre, la lettre qu'elles me poussèrent à vous écrire, la
joie que j'ai ressentie de votre réponse et l'éloignement où je suis restée de vous, vous
seront expliqués par l'existence d'un attachement qui, pour être extraordinaire, n'en est
pas moins fidèle et inaltérable.
_Du 29_. Monsieur le vicomte, ce matin, à mon réveil, la pensée que vous êtes plus
heureux et mieux portant, que vous connaissez mes sentiments, que vous en êtes touché,
que vous les acceptez et que vous me l'avez écrit, ne m'a plus semblé qu'un beau rêve.
Mais la vue de votre lettre, que j'ai déjà relue tant de fois, m'a rassurée sur la réalité d'une
situation si douce. J'ai aussi relu ma lettre, et j'ai pensé qu'il fallait la refaire. Mais ce
changement m'a laissée encore plus mécontente. Cette nouvelle lettre était sèche, froide,
et comme menteuse. Je l'ai jetée dans le feu; celle-ci partira.
Pourquoi vous cacherais-je une partie de mes sentiments, et quel intérêt pourriez-vous
prendre à moi si vous les ignoriez? Mon nom ne vous présente point d'image; il ne vous
rappelle aucun souvenir; il ne vous offre aucune espérance. Mon existence relativement à
vous n'a d'autre réalité que celle d'un écho que vous entendriez répéter votre nom dans la
solitude.
Malgré ces raisons avec lesquelles je m'encourage, je n'ose vous envoyer tant d'écriture à
la fois, et ce sera le courrier de demain qui vous portera les copies dans lesquelles vous
verrez ce que je pense.
Adieu, monsieur le vicomte, adieu, vous que depuis si longtemps j'ai nommé mon étoile
chérie! Si je ne vous étais pas inconnue, je remplacerais à la fin de ma lettre la formule
d'usage, que vous repoussez, par celle d'Henri IV: _Mon cher monsieur de Beuvron,
faites-moi ce bien de m'aimer![5]_ Mais, puisqu'il n'en peut être ainsi, je me borne à vous
souhaiter un bonheur inaltérable.
Marquise de V...
[Note 5: Mme de V... ignorait que Chateaubriand, en 1821, avait écrit à Mme de Custine
«qu'on lui avait un peu gâté Henri IV» à force de lui en parler dans ces derniers temps.]
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