Correspondance, 1812-1876 - Tome 5 | Page 6

George Sand
criant: _A bas la claque!_ l'empereur a très bien entendu; sa figure est restée
impassible.
Voilà tout ce que je peux vous dire ce soir; le silence se fait, la circulation est rétablie et
je vas dormir.

DXLIX
AU MÊME
Paris, 2 mars 1864.
Mes enfants,
La seconde de Villemer a été ce soir encore plus chaude que celle d'hier. C'est un
triomphe inouï, une tempête d'applaudissements d'un bout à l'autre, à chaque mot, et si
spontanée, si générale, qu'on coupe trois fois chaque tirade. Le groupe des claqueurs
quand il essaye de marquer des points de repère à cet enthousiasme ne fait pas plus d'effet
qu'un sac de noix. Le public ne s'en occupe pas, il interrompt où il lui plaît, et c'est le
tonnerre. Jamais je n'ai rien entendu de pareil. La salle est comble, elle croule; la tirade de
Ribes, au second acte, provoque un délire. Dans les entr'actes, les étudiants chantent des
cantiques dérisoires, crient: «Enfoncés les jésuites! _Hommes noirs, d'où sortez-vous?_
Vive _La Quintinie!_ Vive George Sand! Vive _Villemer_!» On rappelle les acteurs à
tous les actes. Ils ont de la peine à finir la pièce. Ces applaudissements les rendent ivres,
Berton, ce matin, l'était encore d'hier, lui qui ne boit jamais que de l'eau rougie. Ce soir, il
me suivait dans les coulisses en me disant qu'il me devait le plus beau succès de sa vie, et
le plus beau rôle qu'il eût jamais joué.
Thuillier et Ramelli étaient folles. Il faut dire qu'elles ont joué admirablement. Ribes n'a
pas le même ensemble: il est laid, disgracieux, pas cabotin du tout; mais, par moments, il
est si sympathique et si nerveux, qu'il électrise le public et recueille en bloc les bravos
que les autres reçoivent en détail. Je vous raconte tout ça pour vous amuser. Si vous
voyiez mon calme au milieu de tout ça, vous en ririez; car je n'ai pas été plus émue de

peur et de plaisir que si ça ne m'eût pas regardé personnellement, et je ne pourrais pas
expliquer pourquoi. Je m'étais préparée à ce qu'il y a de pire, c'est peut-être pour ça que
l'inattendu d'un succès si inconcevable, en ce qui me concerne, m'a un peu stupéfiée. Il
faut voir le personnel de l'Odéon autour de moi! je suis le bon Dieu. Je dois leur rendre
cette justice que, tout le temps des répétitions, ils ont été aussi gentils que le jour de la
victoire; que, la veille, ils n'ont pas été pris de la panique ordinaire qui fait qu'on veut
_mascander_[1] la pièce parce qu'on a peur de tout. Ils vont faire de l'argent, je l'espère.
En ce moment, ils pourraient faire quatre mille francs par soirée; mais ils tiennent à
laisser entrer les écoles, beaucoup d'ouvriers, de bourgeois libres penseurs, enfin les amis
naturels et ceux qui lancent le succès par conviction. En cela, ils agissent bien, et ils sont
honnêtes gens.
Il y a eu ce soir encore un peu de tapage sur la place. On voulait recommencer la
promenade d'hier au soir, car je ne savais pas hier quand je vous ai écrit tout ce qui s'était
passé. Six mille personnes au moins, les étudiants en tête, ont été à la porte du club
catholique et de la maison des jésuites, chanter en fausset: _Esprit saint, descendez en
nous!_ et autres cantiques, en moquerie. Ce n'était pas bien méchant; mais, comme tous
ces enfants s'étaient grisés par leurs cris et leur queue de douze heures sur la place, on
craignait de les voir aller trop loin, et la police les a dispersés. Quelques-uns ont été
bousculés, déchirés et menés au poste. Ni coups ni blessures pourtant. On s'attendait à du
bruit et on avait consigné deux régiments, avec l'ordre d'être prêts à monter à cheval.
Les jeunes gens avaient résolu de dételer mes chevaux du sapin et de m'amener rue
Racine. On a, Dieu, merci, empêché et calmé tout. On a un peu taquiné l'impératrice en
lui chantant le Sire de Framboisy. Mais l'empereur a bien agi, il a applaudi la pièce, il est
sorti à pied jusqu'à sa voiture, que la foule empêchait d'arriver. Il n'a pas voulu que la
police lui fit faire place. On lui en a su gré et on l'a applaudi.
Il devrait bien faire supprimer l'escouade de mouchards qui l'acclament à son entrée, et
auxquels les étudiants ont imposé silence hier; je suis sure que, sans elle, toute la salle
l'applaudirait.
Les journaux d'aujourd'hui racontent de mille manières ce qui s'est passé hier; mais ce
que je vous raconte à bâtons rompus est exact. Aujourd'hui, il y avait dans la salle pas
mal de catholiques qui essayaient de prendre des airs dédaigneux et embêtés. Mais ils ne
pouvaient pas seulement cracher, et la moindre parole de leur
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