Correspondance, 1812-1876 - Tome 4 | Page 8

George Sand
nous ne songeons pas aux faibles qui succombent!
Vous allez me trouver trop _femme_, je le sens bien. Mais je suis femme, et je ne peux pas en rougir, devant vous surtout, qui avez tant de tendresse et de piété dans le coeur.
Maintenant, vais-je trop loin dans l'amour de l'abnégation, et, vous, avez-vous été trop loin dans l'amour de votre propre dignité? Que Dieu, qui sait nos intentions pures, pardonne à celui de nous qui se trompe. Dans un monde plus brillant et plus _libre_, comme ceux que nous promet Jean Reynaud, nous verrons plus clair et nous agirons avec plus de certitude. Le but pour nous dans ce purgatoire qu'il nous attribue, c'est d'agir selon nos forces et nos croyances, de manière à pouvoir monter toujours.
J'ai à cet égard une sérénité d'espérance qui m'a toujours soutenue ou consolée, et je vous donne rendez-vous avec confiance dans un astre mieux éclairé, où nous reparlerons-de ces petits événements d'aujourd'hui qui nous paraissent si grands.
Nous reverrons-nous dans celui-ci? Je l'ignore. Mille choses disent oui, mille autres choses disent non. Si nous avions pu causer à Nohant, je vous aurais dit le livre que vous avez à faire et que vous ferez quand même, lorsqu'un peu de calme et de repos vous aura fait appara?tre dans son ensemble et dans sa signification le résumé de votre propre mission.
Ce livre, j'y pensais le jour où j'ai appris votre délivrance. Je vous entendais me dire: ?Je ne suis pas un écrivain de métier, je ne suis pas un assembleur de paroles.? Et je vous répondais, dans mon rêve: ?Vous le ferez à Nohant; je l'écrirai sous votre dictée, et il remplira le monde d'une grande pensée et d'une utile le?on.? Il y a un point de vue plus vaste et plus humain que l'étroite piété de Silvio Pellico. Et le n?tre, nous eussions pu le dire sans être condamnés ni poursuivis par aucun gouvernement, tant nous eussions été dans des vérités supérieures à toute société et à nous-mêmes.
Vous ferez ce livre, je le répète. Vous le ferez autrement; je regrette seulement de ne vous pas apporter la part d'inspiration qui nous f?t venue en commun.
Adieu, mon ami; je n'ai pas le temps de vous en dire davantage aujourd'hui. Je vis dans le mouvement du théatre en ce moment-ci. Il me tarde de retourner à mon silence de Nohant. J'y serai dans peu de jours; c'est là que vous pourrez toujours m'écrire. Ne me laissez pas ignorer ce que vous devenez.
A vous.
G. SAND.

CCCLXXXII
AU MêME
Nohant, 27 novembre 1854.
Mon ami,
Vous êtes bon; oui, _bon!_ ce qui est être grand plus que ceux qui ne sont que grands. Je vous ai presque grondé, et vous me répondez, avec la douceur d'un enfant, que j'ai eu raison. Il n'y a qu'une seule chose, qu'un seul point, où je puisse avoir la raison absolue pour moi. C'est quand je m'afflige et me désole de ne pas vous voir. Je ne vous écris pas aujourd'hui: mon Maurice vient d'être non dangereusement, mais assez cruellement malade. Il va bien; mais, moi, je suis lasse, lasse, et je me trouve dans un arriéré de travail effrayant.
Où que vous soyez, écrivez-moi quelquefois. à présent que vous êtes un peu plus à vous-même qu'en prison, causons de loin; mais, au moins, causons de temps en temps.
Où que vous soyez, après avoir repris à la vie physique, dont vous devez avoir besoin sans vous en rendre compte, lisez et écrivez. Vous avez de bonnes choses à nous dire, même en dehors de ce vain monde des faits. Votre ame a monté plus haut que les n?tres, et ces romans que vous avez faits, entre ciel et terre dans les rêveries de la prison, vous nous les devez.
Adieu, pour cette nuit de fatigue. Je suis à vous de coeur et d'esprit.
G. SAND.
30 novembre. Emile, occupé pour Maurice d'une copie assez longue, ne m'a remis que ce soir la lettre que j'attendais pour vous envoyer la mienne. Je me vois donc quelques instants de calme pour vous redire que je pense à vous souvent; oui, bien souvent! Dans toutes les émotions, chagrin ou contentement, réflexion ou lecture, chaque fois que mon ame travaille, languit ou s'élève, je me compose un ciel, c'est-à-dire, selon Jean Reynaud, une terre, un monde, où j'espère aller, et tout de suite j'y appelle ceux de ce monde-ci que je veux et compte y retrouver. Et puis, dans les épreuves véritables, je pense aussi aux devoirs de cette vie où nous sommes, et votre patience, votre vertu (pardonnez-moi un mot vieilli, mais toujours bon), se présentent devant moi pour me donner de la volonté. Vous avez été bien malheureux, mon ami, et, pourtant, il me semble qu'au fond du coeur vous êtes le plus heureux des hommes, parce que vous avez la conscience la plus pure
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