Contes merveilleux, Tome I | Page 9

Hans Christian Andersen
jour Frédéric nous apprit ce qui venait de se passer dans une petite ville des environs.
À l'hôtel de ville se trouvait une grande et antique horloge; elle s'arrêtait parfois, puis
retardait, pour ensuite avancer; mais enfin telle quelle, elle servait à régler toutes les
montres de la ville. Voilà qu'on se mit à construire un chemin de fer qui passa par cet
endroit; comme il faut que l'heure des trains soit indiquée de façon exacte, on plaça à la
gare une horloge électrique qui ne variait jamais; et depuis lors tout le monde réglait sa
montre d'après la gare; l'horloge de la maison de ville pouvait varier à son aise; personne
n'y faisait attention, ou plutôt on s'en moquait.
--C'est grave tout cela, dit le bisaïeul d'un air très sérieux. Cela me fait penser à une
bonne vieille horloge, comme on en fabrique à Bornholmy, qui était chez mes parents;
elle était enfermée dans un meuble en bois de chêne et marchait à l'aide de poids. Elle
non plus n'allait pas toujours bien exactement; mais on ne s'en préoccupait pas. Nous
regardions le cadran et nous avions foi en lui. Nous n'apercevions que lui, et l'on ne
voyait rien des roues et des poids. C'est de même que marchaient le gouvernement et la
machine de l'État. On avait pleine confiance en elle et on ne regardait que le cadran.
Aujourd'hui c'est devenu une horloge de verre; le premier venu observe les mouvements
des roues et y trouve à redire; on entend le frottement des engrenages, on se demande si
les ressorts ne sont pas usés et ne vont pas se briser. On n'a plus la foi; c'est là la grande
faiblesse du temps présent.
Et le bisaïeul continua ainsi pendant longtemps jusqu'à ce qu'il arrivât à se fâcher
complètement, bien que Frédéric finît par ne plus le contredire. Cette fois, ils se quittèrent
en se boudant presque; mais il n'en fut pas de même lorsque Frédéric s'embarqua pour
l'Amérique où il devait aller veiller à de grands intérêts de notre maison. La séparation fut
douloureuse; s'en aller si loin, au-delà de l'océan, braver flots et tempêtes.
--Tranquillise-toi, dit Frédéric au bisaïeul qui retenait ses larmes; tous les quinze jours
vous recevrez une lettre de moi, et je te réserve une surprise. Tu auras de mes nouvelles
par le télégraphe; on vient de terminer la pose du câble transatlantique. En effet, lorsqu'il
s'embarqua en Angleterre, une dépêche vint nous apprendre que son voyage se passait
bien, et, au moment où il mit le pied sur le nouveau continent, un message de lui nous
parvint traversant les mers plus rapidement que la foudre.

--Je n'en disconviendrai pas, dit le bisaïeul, cette invention renverse un peu mes idées;
c'est une vraie bénédiction pour l'humanité, et c'est au Danemark qu'on a précisément
découvert la force qui agit ainsi. Je l'ai connu, Christian Oersted, qui a trouvé le principe
de l'électromagnétisme; il avait des yeux aussi doux, aussi profonds que ceux d'un enfant;
il était bien digne de l'honneur que lui fit la nature en lui laissant deviner un de ses plus
intimes secrets.
Dix mois se passèrent, lorsque Frédéric nous manda qu'il s'était fiancé là-bas avec une
charmante jeune fille; dans la lettre se trouvait une photographie. Comme nous
l'examinâmes avec empressement! Le bisaïeul prit sa loupe et la regarda longtemps.
--Quel malheur, s'écria le bisaïeul, qu'on n'ait pas depuis longtemps connu cet art de
reproduire les traits par le soleil! Nous pourrions voir face à face les grands hommes de
l'histoire. Voyez donc quel charmant visage; comme cette jeune fille est gracieuse! Je la
reconnaîtrai dès qu'elle passera notre seuil.
Le mariage de Frédéric eut lieu en Amérique; les jeunes époux revinrent en Europe et
atteignirent heureusement l'Angleterre d'où ils s'embarquèrent pour Copenhague. Ils
étaient déjà en face des blanches dunes du Jutland, lorsque s'éleva un ouragan; le navire,
secoué, ballotté, tout fracassé, fut jeté à la côte. La nuit approchait, le vent faisait toujours
rage; impossible de mettre à la mer les chaloupes et on prévoyait que le matin le bâtiment
serait en pièces.
Voilà qu'au milieu des ténèbres reluit une fusée; elle amène un solide cordage; les
matelots s'en saisissent; une communication s'établit entre les naufragés et la terre ferme.
Le sauvetage commence et, malgré les vagues et la tempête, en quelques heures tout le
monde est arrivé heureusement à terre.
À Copenhague nous dormions tous bien tranquillement, ne songeant ni aux dangers, ni
aux chagrins. Lorsque le matin la famille se réunit, joyeuse d'avance de voir arriver le
jeune couple, le journal nous apprend, par une dépêche, que la veille un navire anglais a
fait naufrage sur la côte du Jutland. L'angoisse saisit tous les coeurs; mon père court aux
renseignements; il revient bientôt encore plus vite nous apprendre que,
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