Contes merveilleux, Tome I | Page 5

Hans Christian Andersen
elle, elle ornerait peut-être la
boutonnière d'un élégant, ce qui était la plus rare fortune qu'une fleur de chardon pût
rêver. Ces hautes espérances ne se réalisèrent nullement; point de pot de faïence ni de
terre cuite; aucune boutonnière ne se fleurit plus aux dépens du buisson. Les fleurs
continuèrent de respirer l'air et la lumière, de boire les rayons du soleil le jour, et la rosée
la nuit; elles s'épanouirent et ne reçurent que la visite des abeilles et des frelons qui leur
dérobaient leur suc.» Voleurs, brigands! s'écriait le chardon indigné, que ne puis-je vous
transpercer de mes dards! Comment osez-vous ravir leur parfum à ces fleurs qui sont
destinées à orner la boutonnière des galants!» Quoi qu'il pût dire, il n'y avait pas de
changement dans sa situation. Les fleurs finissaient par laisser pencher leurs petites têtes.
Elles pâlissaient, se fanaient; mais il en poussait toujours de nouvelles: à chacune qui
naissait, le père disait avec une inaltérable confiance: «Tu viens comme marée en carême,
impossible d'éclore plus à propos. J'attends à chaque minute le moment où nous
passerons de l'autre côté de la haie.» Quelques marguerites innocentes, un long et maigre
plantin qui poussaient dans le voisinage, entendaient ces discours, et y croyaient
naïvement. Ils en conçurent une profonde admiration pour le chardon, qui, en retour, les
considérait avec le plus complet mépris. Le vieil âne, quelque peu sceptique par nature,
n'était pas aussi sûr de ce que proclamait avec tant d'assurance le chardon. Toutefois,
pour parer à toute éventualité, il fit de nouveaux efforts pour attraper ce cher chardon
avant qu'il fût transporté en des lieux inaccessibles. En vain il tira sur son licou; celui-ci
était trop court et il ne put le rompre. À force de songer au glorieux chardon qui figure
dans les armes d'Écosse, notre chardon se persuada que c'était un de ses ancêtres; qu'il
descendait de cette illustre famille et était issu de quelque rejeton venu d'Écosse en des
temps reculés. C'étaient là des pensées élevées, mais les grandes idées allaient bien au
grand chardon qu'il était, et qui formait un buisson à lui tout seul. Sa voisine, l'ortie,
l'approuvait fort....» Très souvent, dit-elle, on est de haute naissance sans le savoir; cela
se voit tous les jours. Tenez, moi-même, je suis sûre de n'être pas une plante vulgaire.
N'est-ce pas moi qui fournis la plus fine mousseline, celle dont s'habillent les reines?»
L'été se passe, et ensuite l'automne. Les feuilles des arbres tombent. Les fleurs prennent
des teintes plus foncées et ont moins de parfum. Le garçon jardinier, en recueillant les
tiges séchées, chante à tue-tête: Amont, aval! En haut, en bas! C'est là tout le cours de la
vie! Les jeunes sapins du bois recommencent à penser à Noël, à ce beau jour où on les
décore de rubans, de bonbons et de petites bougies. Ils aspirent à ce brillant destin,
quoiqu'il doive leur en coûter la vie.» Comment, je suis encore ici! dit le chardon, et voilà
huit jours que les noces ont été célébrées! C'est moi pourtant qui ai fait ce mariage, et
personne n'a l'air de penser à moi, pas plus que si je n'existais point. On me laisse pour
reverdir. Je suis trop fier pour faire un pas vers ces ingrats, et d'ailleurs, le voudrais-je, je
ne puis bouger. Je n'ai rien de mieux à faire qu'à patienter encore.» Quelques semaines se
passèrent. Le chardon restait là, avec son unique et dernière fleur; elle était grosse et
pleine, on eût presque dit une fleur d'artichaut; elle avait poussé près de la racine, c'était
une fleur robuste. Le vent froid souffla sur elle; ses vives couleurs disparurent; elle devint
comme un soleil argenté. Un jour le jeune couple, maintenant mari et femme, vint se
promener dans le jardin. Ils arrivèrent près de la haie, et la belle Écossaise regarda par
delà dans les champs: «Tiens! dit-elle, voilà encore le grand chardon, mais il n'a plus de
fleurs!

--Mais si, en voilà encore une, ou du moins son spectre, dit le jeune homme en montrant
le calice desséché et blanchi.
--Tiens, elle est fort jolie comme cela! reprit la jeune dame. Il nous la faut prendre, pour
qu'on la reproduise sur le cadre de notre portrait à tous deux.»
Le jeune homme dut franchir de nouveau la haie et cueillir la fleur fanée. Elle le piqua de
la bonne façon: ne l'avait-il pas appelée un spectre? Mais il ne lui en voulut pas: sa jeune
femme était contente. Elle rapporta la fleur dans le salon. Il s'y trouvait un tableau
représentant les jeunes époux: le mari était peint une fleur de chardon à sa boutonnière.
On parla beaucoup de cette fleur et de l'autre, la dernière, qui brillait comme de l'argent et
qu'on devait ciseler sur le cadre.
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