Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants | Page 4

Paul Jacob
livres! Je cessai de regretter ces amis brochés, cartonnés et reliés, que j'avais laissés à Paris, pour me donner tout entier à ceux, plus vrais et moins ingrats, que j'étais venu chercher en province: les premiers m'avaient fait malade; il appartenait aux derniers de me rendre à la vie. Le spectacle de la nature champêtre et agricole vaut bien la plus admirative contemplation devant une édition rare du commencement de l'imprimerie, ou sortie des presses illustres de Robert Estienne, d'Elzevier, de Barbou, de Didot. Je n'avais garde de rêver parchemins, in-folios poudreux, reliures à fermoirs, arabesques et miniatures en or et en couleur, lorsque, de ma fenêtre ouverte à la senteur matinale qui se dégage des bois et des gazons, je regardais dans la plaine les moutons marqués au sceau proverbial du Berry, les charrues attelées de huit boeufs, les patres s'accompagnant d'une chanson monotone, les tonnes de la vendange et les récoltes du chanvre. Mes jeux, affaiblis par des veilles prolongées, se reposaient sur le penchant vert des coteaux chargés de vignes et dans la variété pittoresque du paysage; il y a un bonheur inexprimable à plonger, d'un horizon à l'autre, ses regards et sa pensée dans ce vaste ciel bleu, dont les citadins ne possèdent que des lambeaux, entre les toits, les gouttières et les cheminées.
Je n'avais pas encore repris assez de forces pour les dépenser à la promenade en plein champ, et cependant je les sentais revenir, sans y croire moi-même. Je ne m'apercevais pas de la lenteur du temps, quoique mes joues, chose inou?e pour moi, s'engraissassent d'oisiveté, quoique je ne fisse pas plus de mouvement qu'un paralytique; mais, dans cette habitation élégante et commode, qui attestait le go?t ingénieux du propriétaire, je n'avais pas le loisir de m'ennuyer, bien que condamné à rester en place. Mes h?tes aimables, qui doublaient par leurs qualités personnelles le charme de leur résidence, me procuraient une société, que je n'eusse point échangée contre toutes les Sociétés savantes ensemble; c'était, grace à la ma?tresse de la maison, une familière conversation sans apprêts ni pédanterie, mais instructive, nourrissante, toujours gaie et souvent brillante. Une femme qui joint le savoir à l'esprit, surpasse tous les hommes d'esprit et de savoir.
Les enfants faisaient les intermèdes joyeux et intéressants de ces entretiens, qui tenaient à la fois de l'étude et du plaisir, de l'utile et de l'agréable; ils contribuèrent aussi à mon rétablissement, ces chers petits, qui m'aimaient sur la foi de ma réputation, avant d'être à même de me conna?tre et de m'aimer en personne; leurs voeux et leurs prévenances avancèrent sans doute ma convalescence, d'abord indécise et lente, puis franche et rapide. Les témoignages d'amitié qu'ils me prodiguaient adoucirent l'anxiété morose, que la maladie tra?ne toujours après elle. A mon lever, ils venaient, sans bruit, recueillir le bulletin de ma nuit; ils s'échelonnaient, autour de moi, avec leurs physionomies gaies ou tristes, selon le thermomètre de ma santé; là ils aspiraient à me distraire par leur babil amusant, par leurs questions malicieuses, par leurs jeux innocents; c'était à qui roulerait mon fauteuil de grand-père, exhausserait mes oreillers, étendrait un tapis sous mes pieds, courrait chercher mes lunettes, ma canne ou ma tabatière. Je payais en tendresse cette piété filiale, plus délicate et plus touchante que si elle m'e?t été due; je remerciais du fond de l'ame ma bonne étoile, qui éclairait à son déclin la dernière et plus belle partie de ma carrière.
L'époque des vacances agrandit encore le cercle de la famille: des jeunes gens à peine délivrés du collège, des jeunes personnes à peine arrivées de pension, se joignirent à leurs frères et soeurs, pour soigner le vieil h?te de leurs parents. La conversation prit alors des allures moins timides, et les sciences, allégées du langage technique qui fait peser sur elles une infructueuse obscurité, purent s'ébattre sous mes yeux, en réveillant mes go?ts, mes instincts et mes aptitudes. J'étais le président de ces séances peu académiques, où la discussion portait la lumière et l'intérêt dans les branches arides et inconnues de l'enseignement. Chacun fournissait sa quote-part d'instruction, d'observation et d'intelligence; chacun était à son tour orateur, commentateur ou critique. Ces enfants s'élevaient ainsi à la condition d'homme, ou bien je redevenais moi-même enfant avec eux.
Ces occupations quotidiennes et sédentaires se prolongèrent avec ma convalescence. Enfin je sortis de mon fauteuil, comme Lazare de son tombeau; courbé sur un baton, j'allai parcourir, d'un pas encore tremblant, les alentours de la jolie maison blanche, le parterre couronné de dahlias, le verger embaumé de fruits m?rs, le bocage gazouillant, et l'enclos bordé d'antiques noyers. De jour en jour, mes pas s'affermissaient, et mes promenades tendaient vers un but plus éloigné; je ne restais plus dans l'enceinte trop circonscrite par les haies et les fossés; avec le bras d'un de mes jeunes guides, je
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