Contes humoristiques - Tome I | Page 9

Alphonse Allais
traîtresses, mais c'est une heure
après qu'il fallait voir les faces livides de mes petits camarades! Mon Dieu! ai-je ri!
Ah! ce jour-là, le niveau des études ne monta pas beaucoup dans notre classe!
Comme c'est loin, tout ça!
Et avec Tirouard, nous nous remémorions tous ces vieux temps disparus.
--Te rappelles-tu mon expérience de parachute?
Si je me rappelais son parachute!
Un jeudi, dans l'après-midi, Tirouard nous avait tous conviés à une expérience due à son
ingéniosité.
Il avait attaché un panier au bec d'un vieux parapluie rouge, inséré un chat dans le panier,
et lâché le tout au gré de la brise.
Le gré de la brise balançait l'appareil dans les airs pendant de longues heures. Toute la
ville était sens dessus dessous.
La tante de Tirouard, qui adorait son chat et n'avait jamais rêvé pour lui une telle destinée,
poussait des clameurs à fendre des pierres précieuses.
Finalement, l'appareil alla s'accrocher au coq du clocher, et il ne fallut pas moins d'un
caporal de pompiers pour aller délivrer le minet aérien.
--Et maintenant, demandais-je à Tirouard, que fais-tu?
--Je ne fais rien, mon ami, je suis riche.
Et Tirouard voulut bien me conter son existence, une existence auprès de laquelle
l'Odyssée du vieil Homère ne semblerait qu'un pâle récit de feu de cheminée.
Quelques traits saillants du récit de Tirouard donneront à ma clientèle une idée de
l'originalité de mon ami.
Certaines entreprises malheureuses (entre autres la _Poissonnerie continentale--laissée
pour compte des grands poissonniers de Paris_) déterminèrent Tirouard à s'expatrier.
Son commerce de pacotilles ne réussit guère mieux.
Jeune encore, d'une nature frivole et brouillonne, il ne regardait pas toujours si les
marchandises qu'il importait s'adaptaient bien aux besoins des pays destinataires.
Il lui arriva, par exemple, d'importer des éventails japonais au Spitzberg et des

bassinoires au Congo.
Dégoûté du commerce, il partit au Canada dans le but de faire de la haute banque. De
mauvais jours luirent pour lui, et il se vit contraint, afin de gagner sa vie, d'embrasser la
profession de scaphandrier.
Les scaphandriers étaient fortement exploités à cette époque. Tirouard les réunit en
syndicat et organisa la grève générale des scaphandriers du Saint-Laurent.
Fait assez curieux dans l'histoire des grèves, ces braves travailleurs ne demandaient ni
augmentation de salaire ni diminution de travail.
Tout ce qu'ils exigeaient, c'était le droit absolu de ne pas travailler par les temps de pluie.
Ajoutons qu'ils eurent vite gain de cause.
Tirouard s'occupa dès lors du dressage de toutes sortes de bêtes. Le succès couronna ses
efforts.
Tirouard dressa la totalité des animaux de la création, depuis l'éléphant jusqu'au ciron.
Mais ce fut surtout dans le dressage de la sardine à l'huile qu'il dépassa tout ce qu'on avait
fait jusqu'à ce jour.
Rien n'était plus intéressant que de voir ces intelligentes petites créatures évoluer, tourner,
faire mille grâces dans leur aquarium.
Le travail se terminait par le choeur des soldats de Faust chanté par les sardines, après
quoi elles venaient d'elles-mêmes se ranger dans leur boîte d'où elles ne bougeaient point
jusqu'à la représentation du lendemain.
À présent, Tirouard, riche et officier d'académie, goûte un repos qu'il a bien mérité.
J'ai visité hier son merveilleux hôtel de l'impasse Guelma, où j'ai particulièrement admiré
les jardins suspendus qu'il a fait venir de Babylone à grands frais.

Postes et télégraphes
Je descendis à la station de Baisemoy-en-Cort, où m'attendait le dog-cart de mon vieil
ami Lenfileur.
Dans le train, je m'étais aperçu d'un oubli impardonnable (véritablement impardonnable)
et ma première préoccupation, en débarquant, fut de me faire conduire au bureau des
Postes et Télégraphes, afin d'envoyer une dépêche à Paris.
Le bureau de Baisemoy-en-Cort se fait remarquer par une absence de confortable qui
frise la pénurie.

Dans une encre décolorée et moisie, mais boueuse, je trempai une vieille plume hors
d'âge et je griffonnai, à grand-peine, des caractères dont l'ensemble constituait ma
dépêche.
Une dame, plutôt vilaine, la recueillit sans bienveillance, compta les mots et m'indiqua
une somme que je versai incontinent sur la planchette du guichet.
J'allais me retirer avec la satisfaction du devoir accompli lorsque j'aperçus dans le bureau,
me tournant le dos, une jeune femme occupée à manipuler un Morse[1] fébrilement.
[Note 1: Pour éviter toute confusion, le Morse en question est un appareil de transmission
télégraphique ainsi appelé du nom de son inventeur, et non pas un veau marin. La
présence de ce dernier, fréquente dans les mers glaciales, est, d'ailleurs, assez rare dans
les bureaux de poste français.]
Jeune? probablement. Rousse? sûrement. Jolie? pourquoi pas!
Sa robe noire, toute simple, moulait un joli corps dodu et bien compris.
Sa copieuse chevelure, relevée en torsade sur le sommet de la tête, dégageait la nuque,
une nuque divine, d'ambre clair, où venait mourir, très bas dans le cou, une petite toison
délicate, frisée--insubstantielle, on eût dit.
(Si
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