Contes dune grand-mère | Page 9

George Sand
être guéris le jour de
la fête suivante.
Emmi vendit ses oeufs et ses poules, en reporta vite l'argent à la vieille,
et, lui tournant le dos, s'en fut à travers la foule, les yeux écarquillés,
admirant tout et s'étonnant de tout. Il vit des saltimbanques faire des
tours surprenants, et il s'était même un peu attardé à contempler leurs
maillots pailletés et leurs bandeaux dorés, lorsqu'il entendit à côté de lui
un singulier dialogue. C'était la voix de la Catiche qui s'entretenait avec
la voix rauque du chef des saltimbanques. Ils n'étaient séparés de lui
que par la toile de la baraque.
--Si vous voulez lui faire boire du vin, disait la Catiche, vous lui
persuaderez tout ce que vous voudrez. C'est un petit innocent qui ne
peut me servir à rien et qui prétend vivre tout seul dans la forêt, où il
perche depuis un an dans un vieux arbre. Il est aussi leste et aussi adroit
qu'un singe, il ne pèse pas plus qu'un chevreau, et vous lui ferez faire
les tours les plus difficiles.
--Et vous dites qu'il n'est pas intéressé? reprit le saltimbanque.
--Non, il ne se soucie pas de l'argent. Vous le nourrirez, et il n'aura pas
l'esprit d'en demander davantage.
--Mais il voudra se sauver?
--Bah! avec des coups, vous lui en ferez passer l'envie.
--Allez me le chercher, je veux le voir.
--Et vous me donnerez vingt francs?
--Oui, s'il me convient.

La Catiche sortit de la baraque et se trouva face à face avec Emmi, à
qui elle fit signe de la suivre.
--Non pas, lui dit-il, j'ai entendu votre marché. Je ne suis pas si
innocent que vous croyez. Je ne veux pas aller avec ces gens-là pour
être battu.
--Tu y viendras, pourtant, répondit la Catiche en lui prenant le poignet
avec une main de fer et en l'attirant vers la baraque.
--Je ne veux pas, je ne veux pas! cria l'enfant en se débattant et en
s'accrochant de la main restée libre à la blouse d'un homme qui était
près de lui et qui regardait le spectacle.
L'homme se retourna, et, s'adressant à la Catiche, lui demanda si ce
petit était à elle.
--Non, non, s'écria Emmi. elle n'est pas ma mère, elle ne m'est rien, elle
veut me vendre un louis d'or à ces comédiens!
--Et toi, tu ne veux pas?
--Non, je ne veux pas! sauvez-moi de ses griffes. Voyez! elle me met
en sang.
Qu'est-ce qu'il y a de cette femme et de cet enfant? dit le beau
gendarme Érambert, attiré par les cris d'Emmi et les vociférations de la
Catiche.
--Bah! ça n'est rien, répondit le paysan qu'Emmi tenait toujours par sa
blouse. C'est une pauvresse qui veut vendre un gars aux sauteurs de
corde; mais on l'empêchera bien, gendarme, on n'a pas besoin de vous.
--On a toujours besoin de la gendarmerie, mon ami. Je veux savoir ce
qu'il y a de cette histoire-là.
Et, s'adressant à Emmi:
--Parle, jeune homme, explique-moi l'affaire.

A la vue du gendarme, la vieille Catiche avait lâché Emmi et avait
essayé de fuir; mais le majestueux Érambert l'avait saisie par le bras, et
vite elle s'était mise à rire et à grimacer en reprenant sa figure d'idiote.
Pourtant, au moment où Emmi allait répondre, elle lui lança un regard
suppliant où se peignait un grand effroi. Emmi avait été élevé dans la
crainte des gendarmes, et il s'imagina que, s'il accusait la vieille,
Érambert allait lui trancher la tête avec son grand sabre. Il eut pitié
d'elle et répondit:
--Laissez-la, monsieur, c'est une femme folle et imbécile qui m'a fait
peur, mais qui ne voulait pas me faire de mal.
--La connaissez-vous? n'est-ce pas la Catiche? une femme qui fait
semblant de ce qu'elle n'est pas? Dites la vérité.
Un nouveau regard de la mendiante donna à Emmi le courage de mentir
pour lui sauver la vie.
--Je la connais, dit-il, c'est une innocente.
--Je saurai de ce qui en est, répondit le beau gendarme en laissant aller
la Catiche. Circulez, vieille femme, mais n'oubliez pas que depuis
longtemps j'ai l'oeil sur vous.
La Catiche s'enfuit, et le gendarme s'éloigna. Emmi, qui avait eu encore
plus peur de lui que de la vieille, tenait toujours la blouse du père
Vincent. C'était le nom du paysan qui s'était trouvé là pour le protéger,
et qui avait une bonne figure douce et gaie.
--Ah çà! petit, dit ce bonhomme à Emmi, tu vas me lâcher à la fin? Tu
n'as plus rien à craindre; qu'est-ce que tu veux de moi? cherches-tu ta
vie? veux-tu un sou?
--Non, merci, dit Emmi, mais j'ai peur à présent de tout ce monde où
me voilà seul sans savoir de quel côté me tourner.
--Et où voudrais-tu aller?

--Je voudrais retourner dans ma forêt de Cernas
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